Lecture visuelle des « Tapisseries »

TAPISSERIES

D’après  et pour Munthe

Mise en espace : Matthieu Gosztola

La Peur

Roses de feu, blanches d’effroi,



Les trois Filles sur le mur froid Regardent luire les grimoires  ;


Et les spectres de leurs mémoires

Sont évoqués sur les parquets,


Avec l’ombre de doigts marqués

Aux murs de leurs chemises blanches,


Et de griffes comme des branches.


Le poêle noir frémit et mord Des dents de sa tête de mort 


Le silence qui rampe autour.



Le poêle noir, comme une tour 

Prêtant secours à trois guerrières

Ouvre ses yeux de meurtrières.


Roses de feu, blanches d’effroi,

En longues chemises de cygnes,

Les trois Filles, sur le mur froid

Regardant grimacer les signes,


Ouvrent, les bras d’effroi liés,


Leurs yeux comme des boucliers.




II La Princesse Mandragore

De sa baguette d’or, la Fée



Parmi la forêt étouffée


Sous les plis des ombrages lourds

A conduit la Princesse pâle.


Et par son ordre, le velours

De la mousse à ses pieds d’opale

A mis des mules de carcans.

Et sur sa robe des clinquants

Stillent  des gouttes de rosée.


Et les champignons à ses pieds

Prosternent leur tête rasée.

Les lapins hors de leurs clapiers,

Les limaces, cendre d’un âtre

Pétri de boue et de limons,

Ont levé leurs fronts de démons

Vers la triomphante marâtre.

La Princesse reste debout

Comme un arbre où la sève bout,


La Princesse reste rigide ;

Et, passant sur son front algide,

Tous les ouragans des effrois

Lancent au ciel ses cheveux droits.


III Au repaire des Géants


J’en ai vu trois, j’en ai vu six,

Des Géants monstrueux assis

Sur les talus et les glacis

Et sur les piédestaux de marbres,

Avec leurs gros bras raccourcis,

Et leurs barbes comme des arbres,

Et leurs cheveux flambant au vent

Sur l’immobile paravent

Des murailles monumentales. —


J’ai vu six Géants dans leurs stalles.

Et sous leurs sourcils broussailleux,

J’ai vu — j’ai vu luire leurs yeux                                                          

D’or comme l’or de deux essieux

Tournant sous un char funéraire.

Ce sont six vaches qu’on va traire,

Rocs au lac de leur lait passant,

Les six Géants, pieds dans le sang.

Leurs doigts maigres, comme des torches,

Brassent le sang qui les éteint ;

De leur sang noir leur corps se teint,

Et leurs jambes comme des porches.

Et sur le cou du Roi Géant

Grimace un crâne de néant.

Pas de tête sur ses épaules.

Ses poings, branchus comme des saules,

Sont bénissants et triomphants,

Cierges clairs au repaire sombre.

Deux grandes ailes de Harfangs

Sur son cou cisaillent dans l’ombre.


Le Géant a planté son doigt

Dans un grand navire qui doit

Passer le lac de son empire.

Son doigt est le mât du navire.


Et des ours bruns courbent leurs dos

Sous leurs fourrures pour fardeaux,


Courbent leur échine de flamme.

La tempête en fait une lame

De scie ou des murs à créneaux

Ou des follets sur des fourneaux.

Ils rament sur l’eau bouillonnante,

Rythmant la danse frissonnante

Des bruns frisons de leurs toisons

Aux coups de fouet des horizons.



La Princesse pâle à la proue,

  

Les yeux aux dos de ses rameurs,

Voit tournoyer comme une roue

Un grand oiseau dans les rumeurs

Et les tonnerres du repaire.


Le grand oiseau vert au long cou

Tord ses ailes fortes, espère

Voler contre l’ouragan fou.

Dans le repaire un oiseau rôde,

Un grand pélican d’émeraude,

Toujours avec des efforts neufs…


Les vents mouvants en font des nœuds.

Impassibles parmi, très lentes,

Reines des épouvantements,

Voici ramper aux murs dormants

De grandes monères sanglantes.


Iconographie

  Nous empruntons ces détails des aquarelles ayant inspiré les poèmes de Jarry à l’ouvrage de Jill Fell, Alfred Jarry, an imagination in revolt.

Gerhard Munthe, Mørkredd (La Peur des ténèbres), 1892-93. Aquarelle, 554 x 814 mm. Galerie Nationale d’Oslo.

Gerhard Munthe, Brennende borg og de hvitkledte prinsesser (Château en feu et princesses de blanc-vêtues), 1894, 208 x 112 cm.

Gerhard Munthe, Den onde stemor (La Marâtre), 1892-93, Aquarelle, 564 x 787 mm. Galerie Nationale d’Oslo.

Gerhard Munthe, Trollebotten (Au repaire des géants,) 1892. Aquarelle, 792 x 1129 mm. Galerie Nationale d’Oslo.