Les Jours et les Nuits

Roman d’un déserteur

<Texte de l’édition Bouquins numérisé par les soins de Marion Fichelson, révisé par Henri Béhar, mis en ligne par Julien Schuh>

Livre I

En Wagon

Le soldat, en France comme en Prusse, n’est plus qu’un homme enchaîné ; c’est un fugitif au premier moment de liberté, quand l’occasion s’en présente.

Le Bon Militaire, par Mr DE BOUSSANELLE, brigadier des armées du Roi. Paris, 1770.

I

Premier Jour

« Te tairas-tu, sale rouquin! » dit Ilane en montrant le poing à l’oiseau dans sa cage invisible. — « Kou! » répondit sa très haute note de violoncelle, crue en intensité au bruit des convulsions de la fille dans le grand lit par terre, blanc jusqu’au mur et à la porte et sous la grande armoire de chêne dont le vantail, aux heurts, barytonait. L’autre couple, Margot et Valens, se déplaça amusé un peu et effrayé, une griffe lancée d’Ilane ébouriffant Margot et signant en travers Valens au ventre. Sengle 1 trouvant drôles aussi ces péripéties d’un labeur monotone, remuait à peine et respirait sans bruit, joyeux d’être à l’abri, au-dessus des bras latéralement écartés selon le mouvement de rames, comme on dit que peut le plus souvent éviter l’anguleuse patte empoisonnée, le mâle de la tarentule.

  1. SINGULUM : Sans avoir m’a laissié tout sengle (Rutebeuf).

Il y avait beaucoup de choses puériles dans la chambre, une tortue grattait et éraflait, faisant mobile une petite lampe bleue agrafée sur l’écaille ; et il y avait un réveille-matin en forme de crâne et frotté de phosphure de calcium, dont la mandibule marmonnait et tremblait, et qu’on ne laissait réveiller jamais, son déclenchement nécessitant une trop laide grimace. Et il y avait une ardoise où Iiane, pour un pari, avait dit Sengle, plus puéril que tout le reste, inscrivait de temps en temps, effaçant le précédent, un chiffre. Et il était minuit seulement à l’unisson de l’ardoise et de l’horloge.

La chambre et ceux qui étaient dans la chambre et leurs actes furent les mêmes les autres heures de la nuit, Sengle et Valens répondant peu aux filles parce qu’ils pouvaient plus intelligemment parler entre eux, et ne parlant pas entre eux parce qu’ils se comprenaient assez d’être ensemble. Le jour vint apporté dans les voitures de maraîchers, comme le roulement d’une mer recroquevillée dans une porcelaine ; et après une discussion entre les quatre pour savoir s’il était écrit 17 ou 18 sur son ardoise, Sengle proposant d’effacer et de recommencer tout, les deux couples sortirent en deux tandems, parce que pour ce qui suit Sengle avait besoin que sa fatigue fût grande, et son frère l’avait accompagné partout parce que cette chère tête devant lui et non un astre plus jaune ou plus blanc distinguait de la nuit le jour, afin qu’il ne fût très malheureux.

 

II

Première Nuit

Les Champs-Élysées, du brouillard, quelques cyclistes, comme eux tout à l’heure. Sengle revêtu correct diffère de la foule expectante devant le palais de l’Industrie en ce qu’il n’a pas au chapeau le carton triangulaire enluminé avec un numéro, assez gros. Des camelots vendent ce souvenir, et d’autres plus chers pour encadrer, protestent à ceux qui les refusent qu’un numéro est indispensable afin que là-dedans, part de bétail déjà, on ne vous vole les habits.

On attend sur les bancs, peu disciplinés encore, potaches surtout dans cette grande classe, avec la drôlerie des pions gendarmes.

Puis on est nu dans une autre salle, l’anthropométrie commence ; des gendarmes toujours, sous leur couperet bleu, et des marchands galonnées.

 

On va être pesé à la balance de cette potence qu’on dit la toise ; pourvu que Sengle ne soit pas assez lourd.Mais en attendant il y a une odeur chaude de moutons tondus, cela est indifférent de monter les marches et d’apparaître hors de la tourbe comme un jeune dieu ; mais les atomes visuels et tactiles des autres corps sont trop près vraiment. Que cette potence n’est-elle couronnée du cercle de pluie d’une douche! On y crucifie un petit homme fort laid, et un des galonnés enfonce ses pouces dans ses aines rousses. Service auxiliaire, proclame-t-on. Pris dans la file indienne, Sengle a monté les marches, n’a pas le temps de se reconnaître. Une tape sur les muscles, bon pour le service, la voix et la poussée en même temps, vers ses habits.

« Il faudra couper tout ça », dit un gendarme, parce qu’il a les cheveux longs.

 

III
Autre Jour

Sengle libre est condamné à mort, et il sait la date. Et voici que vogue son lit de tôle blanche en forme de gondole. Sengle comme le roi oriental a le corps pris jusqu’à la ceinture dans une gaine de marbre noir, qui montera encore, et il lui souvient d’une promenade qu’il fit dans un bois avec son frère dans un état d’esprit tel que s’il avait pris du haschisch. Son corps marchait sous les arbres, matériel et bien articulé ; et il ne savait quoi de fluide volait au-dessus, comme si un nuage eût été de glace, et ce devait être l’astral ; et une autre chose plus ténue se déplaçait plus vers le ciel à trois cents mètres, l’âme peut-être, et un fil perceptible liait les deux cerfs-volants.

« Mon frère, dit-il à Valens, ne me touche pas, car le fil s’interrompra aux arbres, comme lorsqu’on court avec le cerf-volant sous les poteaux du télégraphe ; et il me semble que si cela arrivait, je mourrais. »

Et il avait lu dans un livre chinois cette ethnologie d’un peuple étranger à la Chine, dont les têtes peuvent voler vers les arbres pour saisir des proies, reliées par le déroulement d’un peloton rouge, et reviennent ensuite s’adapter à leur collier sanglant. Mais il ne faut pas qu’un certain vent souffle, car, le cordon rompu, la tête dévolerait outre-mer.

Semblable à son frère Valens, qu’il saura loin pendant dix mois, Sengle libre s’éloigne du soldat, et il revit son passé comme le présent de Valens, comme des impressions qui lui plaisent et sont donc les seules vraies de son âme. Et voici l’autre salle de révision où il passa auparavant, dont le souvenir est revenu vers le lit blanc en forme de gondole.

Dans un vaste atelier rouge et gris, sous l’oasis d’une grande lampe. Severus Altmensch, l’eunuque juif ; Raphaël Roissoy, le peintre hôte ; Freiherr Suszflasche, l’esthète allemand célèbre ; le publiciste Bondroit ; une petite fille, de son métier modèle, dite Huppe ; et Sengle lui-même.

 

Huppe ayant expliqué à Sengle qu’il lui serait agréable de voir et d’avoir son corps, comme elle avait eu celui de Raphaël Roissoy, et antérieurement celui de Bondroit, et n’espérait pas avoir celui de l’esthète allemand, Sengle lui répondit qu’il serait plus drôle de voir, s’il n’était possible que Huppe en usât, celui de l’eunuque juif Severus Altmensch, car au fait personne ne savait s’il lui manquait tant qu’il fût eunuque, ou assez peu pour le marquer seulement juif. Et on s’avisa d’un artifice. On proposa ce jeu, licite dans un atelier, de tirer au sort qui monterait nu sur la table à modèle ; et sans tricherie, quoique Sengle eût prédit que cela écherrait, le sort tomba sur Severus Altmensch. Lequel ayant refusé d’obéir, Sengle le maintint par les épaules — du bout des doigts — et Huppe ôta…

Severus Altmensch apparut nu, sauf ses pieds, plus difformes d’être devinés seulement au fond de bottes exagérées. La poitrine creuse, le ventre saillant en arête de tétraèdre, les bras pareils à deux lattes, les jambes faunesques — d’un faune qu’on aurait châtré, par pudeur, sur une estampe — et tous les membres s’articulant en des sens imprévus. Partout végétait un astrakan bouclé de vigogne ou de lama, laine évoquant le suint ; et de ses ongles taillés en griffes il effilait vers sa poitrine le pénil triangulaire de son ventre énorme, la pointe en haut.

Huppe voulut pour lui des complaisances complètes ; Severus poussa de petits cris, minauda et la mordit au sein. Elle n’obtint aucun résultat, car il était masochiste, fétichiste et basochien, et se tordit sur le tapis, en suçant le bec d’un paon empaillé.

Selon l’ordre du sort, Freiherr Suszflasche se dévêtit presque aussi ignoble, arrêté, âgé de vingt-quatre ans, dans sa croissance à douze, comme l’exige de ses pareils Schopenhauer ; les os seuls et le ventre vivant.

Raphaël Roissoy, beau de traits et de s’être fait une tête, le corps trop femme du Saint Jean-Baptiste de Vinci.

Bondroit, bien ; et le dernier, Sengle, le plus harmonieux, trouva-t-on, et le corps le plus chaste, malgré l’air trop modèle d’atelier de sa moustache commençante.

Et comme il n’y avait que six corps nus, il n’y avait pas d’attentat public à la pudeur. Soudain sonna — et Bondroit tout nu alla ouvrir — Moncrif, d’une laideur rousse presque aussi recroquevillée que Severus Altmensch. L’entrant, stupéfait, craignant un paradoxal viol, alla s’asseoir, caparaçonné toujours de plusieurs mac-farlanes. Et tous eurent de lui une horreur profonde ; car, septième, quoique vêtu, il constituait l’ATTENTAT.

Et les six disparurent dans la fumée de la grande lampe, le verre s’étant fêlé ; et scandalisés du présent Septième, coururent vers des vêtements, nu-pieds sur les coupures.

 

IV

Éteignoir

Sengle, qui aurait voulu être réformé avant qu’on lui coupât les cheveux, se demandait anxieux s’il allait l’être ou non avant le plongeon dans la livrée sordide. Il n’avait vu de près qu’une fois un militaire : par hasard, dans un wagon de troisième, près de Brest, un rapatrié tout nu sous sa capote et son pantalon. Par les trous des poches on voyait la peau sale. Il sentait le bran, la fièvre, le sperme, le cirage et la graisse d’armes. Les habits qu’on jeta à Sengle avaient manifestement essuyé plusieurs corps de Tonkinois. Sengle comprit l’utilité au régiment des caleçons contre le contact de ces doublures. Désinfectées, soit, physiquement ; mais les relents y restaient en esprit. Détail aggravant : les chaussures. Tout ce qu’il y a de plus petit, chercha-t-il. Et il s’enlisa dans des boîtes de cuir de vingt-trois centimètres, laissant place au roulis et au tangage, râpant le talon de leur flux et forçant le cou-de-pied à des gymnastiques inconscientes pour les retenir, avec l’hypocrisie d’un capitonnage de viscosité noire.

Symétriquement, une crasse pareille maintenait souples les cuirs du képi. Des boutons de larbin incendiaire avec leurs grenades, montait à son nez le vert-de-gris. Et les manches de la veste étaient longues — les mesures réglementaires prévoyant une différenciation moins visible, par le raccourcissement des bras, des anthropoïdes dont les pieds étaient des mains, mais dont les mains étaient des pieds aussi, semblables à la méduse marine qui n’a qu’un trou pour anus et bouche.

Le caporal était plus à l’aise pour ne pas lui dire Monsieur.

La théorie dans les chambres — les nouveaux habillés debout « dans une attitude militaire » autour du gradé, regardant avec orgueil, paysans la plupart, leurs martiaux costumes — fit plaisir à Sengle, car il y apprit ce que signifiaient les galons, et à distinguer les grades. Ne s’étant jamais soucié de cette ferblanterie, par paresse et dégoût instinctif, on lui en entonnait et ingurgitait sans fatigue la science.

« N’y a plus de Monsieur ici. On doit me dire Caporal et non Cabo. Pas Mon Caporal : on ne dit Mon qu’à partir d’adjudant… »

 

V

Itinéraire

Après qu’un ancien lui eut fait son lit, dont les draps lui parurent terriblement sales, sous les couvertures de prison, tout gris et brun, couleur de souris et mulots, il s’endormit dans le bruit et le courant d’air des deux grandes portes.

Lui qui avait peur des glaces se mirait par ces baies dans d’autres militaires.

La cloison de bois sombre entre les bat-flancs le dominait, comme des mangeoires d’écurie ou des portières de wagons de troisième classe. Des mains obscures secouaient par leurs vitres des harnais puants dont il ne savait pas le nom. Le train roula vers des Amiens et des Lille…

Les maisons rougissent à mesure que le train s’enfonce vers le nord : elles fument dans de la terre cuite et leur bouche arbore les lettres : ESTAMINET. La route est poudrée et poncée avec la cendre de pantalons rouges très anciens et décolorés. Dessous ferraille sous les voitures un pavé horrible. Et le nord moderne a ceci de très semblable aux antiques Ecbatanes, que les villes sont restées, comme le premier homme, de la terre rougie au soleil.

Le train roula vers des Amiens et des Lille; il passa Halluin et Menin.

Puis voici les seigles mouillés et les arbres qu’on ne distingue bien qu’au coucher du soleil, car à cette heure-là ils sont très exactement demeurés ce que les a faits Memling, pas autre chose que de grandes plumes frisées. Après, tout est gris, et on ne voit plus d’horizon, du tout. Parallèle au train court un remblai, sous les fils du télégraphe. Et conformant son parallélisme aussi à ces fils d’arpentage, la mer détonne et moutonne profonde de trois ou quatre mètres, et derrière il n’y a rien que du ciel couleur de sable. On a dépassé les Bruges où les trains s’arrêtent dans des cathédrales et où les maisons des petites rues s’habillent en singe mourant ou cuisse de nymphe émue ; où sur la place buveuse de bière, une petite bonne femme vend des chandeliers en terre verte. La nuit est tout à fait sortie de la mer, et les vagues allument en large de grandes scies de phosphore smaragdin. Le train roule le long des plages où les seuls arbres sont les mâts des dominicaux tireurs d’arc…

Sengle passa Halluin et Menin et ne s’éveilla qu’au premier gendarme belge.

C’était le fourrier qui le tirait par les pieds :

« Debout! le major vous demande. »

Mal réveillé il descendit dans sa culotte sanglante et sa veste de groom aux boutons coupants. Le sergent-major mandait sa littérature pour la traduction d’un logogriphe de journal, auquel il ne comprit rien d’ailleurs.

Après divers escaliers ensuite, il parvint dans la cour, l’immense vase nocturne des quatre bâtiments militaires, diffusément éclairée par la neige, soufrée à un coin du jaune des fenêtres et de la fumante cheminée du poste.

Un chant très beau aux paroles indistinctes montait d’un flamboyant soupirail, bouche de l’alleluia de toute la foule bretonne d’un pèlerinage, ou truchement du bruit qu’entendit sur la mer putréfiée Samuel Taylor Coleridge, autour des esprits célestes :

…De doux sons sortent très lents de leur bouche.

Autour d’eux quelque temps chaque doux son flottait;

Puis il montait

Comme une plante

Vers les soleils.

Puis des soleils redescendaient des sons pareils,

Tantôt mêlés, tantôt tout seuls, en chute lente.

Parfois

Tombait du ciel comme un chant d’alouette;

Parfois

La mer muette

Se peuplait du gazouillis des oiseaux des bois.

Ou c’était une flûte solitaire

Ou le concert de tous les instruments connus,

Ou le chant de mystère

D’un ange ouï par les silences continus

Du ciel et de la terre.

Et Sengle resta très longtemps à écouter le cuisinier filtrant le café matinal à travers une chanson obscène.

Sous la lune, le cadran écrivit d’une grimace muette : quatre heures.

Sengle remonta vers la chambre de son peloton, ou vers une quelconque entre la multitude des portes et des étages tout pareils, et vit dans plusieurs, à la place d’où il était parti, des corps uniformes au sien, peu en relief sur le plat des lits. Comme il retrouvait sa vraie couche, un son bondissant courut sur la haute planche à bagages, un vieux tambour nu-pieds glissait le long des tablettes, tamponnant sourdement sa caisse déposée là, et avec une grande rapidité versant sur les poitrines des dormeurs paquetages et sacs à la file.

Un peu de silence recommença, et, vers l’attente du clairon terrible, le jour commença d’aplatir son groin givreux aux vitres.

 

VI

Présentations

Coup de sifilet. Dernière halte. Il est venu un tas de gens, le général avec, c’est bien possible, tous soldats militaires, trimballant un machin doré, qui est l’étendard, érigé sur le ventre d’un lieutenant très fier (c’est l’étui des dépêches, disait le héraut d’Aristophane). Et puis il y a un tas de pierres et il est confortable de ne pas descendre de machine et de rester assis arrêté, le pied gauche sur un pavé. Il n’y a qu’à remuer un tout petit peu le pied droit pour repartir. Il serait tout de même plus militairement poli, pense Sengle, de mettre pied à terre, et de s’appuyer seulement du coude sur la bicyclette, car voici le général qui est en face et présente son sabre, les tambours qui battent aux champs, tous ces pauvres bougres ont gardé le sac au dos et présentent les armes…

Autre coup de sifflet. Par le flanc droit. Marche.

Sengle endormi et assourdi roule monotone, comme un écureuil dans la rotation de sa cage tourne une serinette, derrière la clique, devant la musique qui le talonne, essuyant la boue aux fesses des précédents tambours.

Le soir, le sergent :

« Vous en avez un toupet, vous ; vous n’avez pas salué le drapeau.

— Le drapeau? dit Sengle. Je ne l’ai pas fait par bravade. Saluer le drapeau, ça ne me serait pas venu à l’esprit. Et puis, j’étais très occupé à regarder saluer les autres.

— Le général compris. Pourvu qu’il ne vous flanque pas trente jours de prison. »

Le lendemain, au rapport :

« Quinze jours de prison aux soldats Mathurin, Kerlevezou et Gautier, qui, étant dans la chambre, derrière les carreaux, ne se sont pas découverts quand on a sonné au drapeau dans la cour du quartier. »

C’est tout.

 

VII
Suite Des Présentations

Comme le sergent-major l’avait mandé le premier soir, Sengle fut convié par ses officiers à venir faire le poète décadent chez Madame la Colonelle, où il commit la gaffe de ne point paraître, d’ailleurs ; et le lieutenant Vensuet, chargé d’un cours de littérature aux fourriers, leur lut de la littérature de Sengle.

Et il lut à Sengle, l’ayant appelé chez lui, de ses vers (il en avait fait), avec cette épigraphe bizarre :

Le meunier des noces avait perdu son petit-fils. Il monte à l’échelle. Il met un clou à la porte. A l’araignée : « Et maintenant toi, la Clou-en-Croix, file ton mur. »

PASTORALE

L’espoir des prés et le sourire du ciel calme

Regardent vibrer l’air aux trilles du gazon.

 

Un ormeau céladon évente de sa palme

Le soleil altéré qui sue à l’horizon.

Frisant sur les chapeaux les rubans pendeloques

Le vent rougeoie et rit à l’araignée en deuil

Tirebouchonnant aux nuques les lourdes coques

Des manteaux d’arlequin à la scène du seuil.

Un aigre violon a grincé dans la grange;

Et vers le son moteur de pantins les danseurs

Par l’aire ont marqué nets leurs talons sur la fange.

La barque de l’archet vogue en rythmes berceurs.

Voici les cloches des dimanches et des verres,

Les timbres orfévris des mantelets pendants,

Les mandolines de cristal vert des trouvères,

Les trompes chalumeaux léchant leurs cris ardents.

Le soleil cramoisi sur les plaines s’essuie.

Les couples deux par deux se hâtent vers l’abri.

Le branle des sabots bruit plus près sous la pluie.

A quand les diamants de l’arche colibri?

Les jets ont flagellé. Les paumes des deux pôles

Fouettent de l’eau de leurs flèches les bois ventrus.

Le tonnerre tombant tintamarre ses tôles

Dont décortiqués se tordent les damas drus.

Dans le cercle fermé de mes doubles prunelles

Les feuilles ont dormi sur le mur de ma croix.

Voici se resserrer les griffes éternelles

Qui recourbent la tiare au chef crossé des rois.

L’aurore du jour d’or rose a dissous les spectres.

Au faix de plus lourds pieds la fleur des champs se meurt.

Le Temps de gauche à droite au roulis de ses plectres

Balance l’essor des chordes, comme un semeur.

 

Le chant de cheminée a bleuté sa volute.

La source grillon aux algues du frais berceau

Palpite ses gouttelettes en trous de flûte.

Le billon a bondi du tambour du ruisseau.

De ceux qu’ont transis les espérances charnelles

Égrenant la vertèbre en les sépulcres froids

Pour celui qui honnit le dôme de nos droits

La sarcelle grise ahurit au grand soleil

L’ivoire courbé pair au front bas des taureaux.

— Vers d’officier », dit respectueusement Sengle, comme une femme dans une maison flatte selon son métier le bibi de deuxième classe.

Vensuet, qui était vraiment intelligent, rougit.

Il professa que ses deux galons n’étaient qu’outils de son gagne-pain, qu’il était anarchiste, et en art, et tâcha de se révéler informé.

« Je suis au courant de toutes les tentatives jeunes. Je ne me contente pas de lire nos grands poètescontemporains, Victor Hugo et Alfred de Musset. Je sais par coeur Maupassant, Zola et Loti ; j’admire l’insondable abîme du livre de la Pitié et de la Mort. J’ai été voir jouer Trimardot. Que les moeurs des paysans y sont naturellement observées! Le type du fermier au milieu des siens mourants qui ne pense qu’à ses boeufs. Les déclamations de Trimardot jurent un peu, pour leur lyrisme, avec cette fidèle étude; mais qu’elles sont hardies, et quels beaux vers! Étiez-vous à Trimardot ?

— Ailleurs, dit Sengle, mais où j’ai éprouvé des jouissances toutes pareilles aux vôtres. Au Music-Hall du boulevard Jovial, où des mimes m’ont exprimé les passions les plus naturelles, sans exagération, telles qu’elles nous agitent tous.

« C’était une pantomime italienne, qui commença comme toutes les pantomimes italiennes, jusqu’à ce que Pierrot et Cassandre tuèrent Arlequin et que le Docteur, ayant couru trois tours à petits pas autour du cadavre, à la halte d’une bourse, l’emporta, à la fin de dissection, dans son laboratoire.

« Quand Pierrot leva le mort et le colla contre le mur, en lui crachant derrière la tête, parce que la rigidité n’était pas encore faite ; qu’il voulut, lui tournant le dos, le charger sur soi et que le corps se déroba, jusqu’à trois reprises, en pliant les genoux, comme il arrive toutes les fois qu’on veut emporter son meurtre, et qu’on n’empoigne que le vide ; et qu’il se remit droit

 

malicieusement quand Pierrot le regarda sous le nez ; qu’étant devenu raide le seul transport possible fut de le tenir par les hanches et de le pousser en sautant jusqu’à la porte du laboratoire, que Colombine, ayant soulevé la portière, devint d’une pièce aussi et qu’on dut pareillement l’emporter en sautant; là il était évident que l’auteur du Mime savait en toute expérience la vie et la mort, et nous reconnûmes tous des scènes que nous avions vécues et des passions dans le sens des nôtres… Le Roi dit Nous.

« Mais où l’impression fut effroyablement exacte et la nature même devant nous, c’est ici, et ce fut très beau.

« Pierrot s’assit pour supputer sur une feuille l’héritage du mort et le mort vint, ou plutôt la Mort, nu jusqu’aux os, derrière la chaise (parce que le mime disparaissait sous un maillot rouge, indiscernable de la toile du fond lie de vin, sur quoi étaient peints des os avec art, et des projections vertes animaient les os et détruisaient les chairs jusqu’au noir, comme on se regarde dans deux glaces inexactement à quarante-cinq degrés le bras, et deux images se superposent mal, laissant un radius mince entre leurs figures fluides), éteignit la bougie semblable à son doigt éclairant la gauche de Pierrot, puis celle de droite, quand la bougie de gauche eut été rallumée; et il marchait rythmiquement, selon le pas des trombones. Et quand Pierrot se retourna et vit son Remords épouvantable, Cassandre accourut qui le ramassa blanc par terre et lui prouva qu’il n’y avait rien ; on rouvrit l’armoire du laboratoire où Arlequin se faisait de plus en plus calmementcorps, pas encore disséqué. Et après cette constatation des sens, le mort revint vêtu que de la dentelle de ses os, et cela dura jusqu’à quatre fois, avec la peur inextinguible des deux figures de vieilles femmes, vérifiant vainement, au retour des airs de gigue, la chair du corps souriant avec son masque de fête et ses losanges multicolores.

« Et à la fin le squelette se mêla à tout le monde, dans l’apothéose d’un ballet. N’est-ce pas là du meilleurréalisme, et l’observation la plus subtile de notre vie de tous les jours?

— Évidemment, dit Vensuet pour avoir l’air de comprendre, c’est la pensée profonde d’Holbein et des Danses des morts, Mementohomo…»

Sengle, après un militaire demi-tour, accentuait les deux premiers pas de sa fuite, désolé qu’on sût, comme une vieille dame, de l’histoire de l’art et des citations latines et des idées générales.

 

VIII

Selon Une Trajectoire

Le matin ils eurent ordre d’ôter le pantalon de treillis qui couvrait leur pantalon rouge, d’astiquer les boutons des capotes n°3, retroussées, et dont le pan gauche retenait la baïonnette. Ils agrafèrent deux cartouchières et une giberne aux bretelles de suspension, et les sergents, ayant fait passer des ficelles par deux hommes dans les canons des lebels, vérifièrent l’éclat de la double spire. Puis, on cria : En bas! l’adjudant les mit sur un rang, baïonnette au canon, face au mur, et « individuellement » ils prirent la ligne de mire devant les petites cibles blanches et noires. Des caporaux, aux chevalets, récitaient aux hommes, un à un, la théorie des corrections de pointage. Une baïonnette plaquait au mur un carton blanc, et le pointeur commandait les déplacements d’une mouche mobile. Un caporal à une fenêtre haussait et baissait une cible que successivement, l’arme approvisionnée de fausses cartouches, visaient les hommes avec le bruit de métier à tisser des mécanismes de répétition. Tout le rang grelottant et glissant sur le verglas regardait l’heure. On avait défendu les gants. Par intervalles, un qui, ayant descendu les deux dernières marches hors des chambres, posait le pied sur la cour, trébuchait vers les baïonnettes.

On commanda rassemblement, à droite alignement, fixe. Et on attendit les ordonnances et tous ceux qui, pour éviter la théorie sur le tir, disaient n’avoir point été prévenus de l’heure du départ. Appel encore, puis enfin par le flanc droit. Deux heures avant étaient partis les pointeurs. Le clairon précédait, l’instrument tenu réglementaire. Empêtrés des fusils descendant de l’épaule, deux malingres à la respiration précipitée se hâtaient derrière sous le poids énorme de la caisse de cartouches.

La grille du quartier, l’allée d’arbres, la ville, l’aise de marcher sans sacs, la boue dérapante où pataugent les boeufs, après la glace du quartier. Puis la côte semi-verticale où le pavé contondant cesse, les ruelles, à gauche et à droite, qui vont vers des couvents et pensions et qui ont des noms très anciens; et leurs noms se perdent parmi les arbres. Les respirations bruissent, et Sengle involontairement presse le pas, pour en finir. Le terrain plat où le halètement persiste jusqu’à la permission du « pas de route ». Sengle peut tenir son fusil moins selon l’ordonnance, il n’a pas le bras assez long pour atteindre le battant de crosse et serre le milieu dela bretelle. Et il peut s’écarter jusque sur le trottoir des empierrements qui secouent les pieds glacés et les brodequins que presque il croit crevables comme un pneumatique.

Les talus avec les haies rousses et la mousse bleue, où il poursuivait les grillons avec un couteau pour boucher le trou derrière eux, quand il était libre. La rivière où glisse un patineur libre. Par delà les peupliers, une croix ancienne qu’il a cherchée longtemps, comme en rêve, la sachant là avant de la découvrir, où au lieu du Christ sont crucifiés les accessoires de sa passion, et un ciboire de bois semblable à un coquetier se musse près du tronc à la manière des oiseaux de nuit, à la chasse. Le hammerless qu’on tient sous le bras, comme les soldats ne font qu’après qu’un uniforme est mort, et qui porte infaillible, parce qu’épaulé librement. Ce bruit de bateaux-lavoirs, l’école des tambours « papa, maman », derrière les haies, comme on pisse. Le pont et les rails symétriques vers Paris et vers la mer.

La descente sur les rochers qui sont une route où la bicyclette vibrait dans ses fourches, avec la peur d’une charrette obstruant en bas, et la route comme une piste vers les villages et les rivières. La ferme à la girouette extraordinaire, un pal à travers un coeur percé et le dragon chinois tournant après sa queue. La mare squameuse de lentilles, d’où glougloutent les bulles des dytiques bordés et des grands hydrophiles couleur de poix.

Un coup de sifflet, ça veut dire : l’arme sur l’épaule droite, pas accéléré. Portez — arme. C’est le salut à une compagnie qui revient.

La vallée d’eau courante et de rosée, avec des glaçons blancs déchiquetés et un peu de soleil au bord. Les taillis gardés sur les collines où Sengle chassait au furet, où il a poursuivi avec une baguette une longue couleuvre rousse ondulante, qui s’est enfuie en nageant. Le fossé du ruisseau est énorme et froid, la vêture militaire paralysante, il va chercher un passage étroit pour enjamber. Avec ces loques ça ne fait rien de se salir. On a les mains grosses, les mollets fondus, les pieds lourds, la tête qui pèle dans le képi, le dos se voûte en souvenir du ou en attendant le sac. Le fusil reposé à terre a de la boue jusqu’à la sous-garde, la pluie dégouline dans le canon avec dans la bouche les plaques syphilitiques de la rouille. Il y aura revue d’armes, son brosseur sera occupé.

On saute du talus dans l’herbe et la vase enlisante, et on pisse contre la haie. Puis, à chacun un demi-paquet de cartouches, et on attend son tour en file indienne. Défense formelle de mettre en joue sous peine de prison, on n’a pas besoin de s’exercer; on a pris la ligne de mire assez, avant. Au moins il n’y a pas à craindre d’accident, pense le bétail. De plus, on doit s’avancer jusqu’au point d’où l’on tire au port d’arme, reposer l’arme et reprendre la position de tireur face à la cible. Il y a un sergent auprès de chaque homme, pour l’occuper de ses conseils et soi-disant rectifier son tir; exiger surtout une position réglementaire, l’empoigner, sans doute, s’il ne vise pas face à la cible. Et aucun officier ne traverse devant les fusils, on envoie vérifier les trous des ricochets ou des balles des soldats de deuxième classe. Et pourtant les officiers n’ont rien à craindre, la troupe est domestiquée à miracle, et « le maladroit ou le fou » serait écharpé par ses camarades, même sans ordre.

 

IX

De L’abrutissement Militaire

Ce mot n’est pas une insulte à l’armée.

« La discipline, qui est la force principale des armées », dit la théorie, demande au soldat une obéissance irréfléchie et une soumission de tous les instants. Elle doit d’abord supprimer l’intelligence, ensuite y substituer un petit nombre d’instincts animaux dérivés de l’instinct de conservation, volontés moindres développées dans le sens de la volonté du chef.

Il y a deux instincts de conservation, le noble et l’ignoble. L’instinct noble est l’instinct de conserver son moi et de maintenir son individualité impénétrable aux forces extérieures. Les intelligences ne peuvent se combattre jusqu’à la mort, parce qu’elles ne sont point exactement adverses les unes aux autres, ayant ceci de commun qu’elles sont intelligence. Pour une raison autre, les corps ne se mangent point entre eux, craignant, en frappant autrui, de lui apprendre à faire des blessures. Et, d’ailleurs, il n’est pas très sûr que la perception d’« autrui » soit bien nette chez eux. Un bourgeois, un paysan, un soldat reconnaîtra que tous les corps ont un même instinct, l’instinct de la foule, et se scandalisera de qui ne fait point « comme les autres ». Les corps (ou la foule) sont le discontinu. Les corps sont séparés dans l’espace et se sentent solidaires. Car le discontinu périrait s’il ne tendait au continu. Mais le continu est le parfait, l’absolu, l’infini, car ces qualités sont équipollentes; donc, de même qu’il ne peut y avoir deux infinis, qui se limiteraient, il ne peut y avoir qu’un continu. La matière, les corps, ou la foule, qui sont le discontinu, ne pourront prendre la place du continu, qui est l’Esprit, qu’après l’avoir anéanti. Cet anéantissement s’obtient par des procédés connus, et des machines aux engrenages plus ou moins stricts, selon qu’est plus ou moins fort l’instinct de conserver son moi.

Les ermites domptaient leur chair par la fatigue corporelle, par le jeûne et par la prière, qui détournait leur esprit vers Dieu. Les soldats sont soumis au labeur assidu, à la gamelle (l’eau est la boisson habituelle du soldat) et à l’astiquage. En dehors de l’exercice, les occupations sont ce que doivent être des occupations : elles peuvent indéfiniment occuper. Les brodequins, en pivotant sur le talon, creusent des trous ventouses dans les boues du champ de manoeuvre, et doivent être curieusement graissés. Ne jamais les cirer, dit-on : le cirage brûle le cuir. Mais il faut qu’ils soient noirs. Comment alors? Je m’en f…, dirait un caporal. Et ils sont noirs en effet. Or, le dedans des jambes du pantalon est doublé de toile blanche qui doit rester immaculée, malgré le contact des cirages et dégras. Il faut donc noircir toujours le brodequin qui blanchit toujours et blanchir sans cesse les bandes du pantalon tachées de noir indéfiniment. De plus, il est capital que les godillots soient cirés et bien luisants sous les semelles.

La vraie position du soldat est la rigidité cataleptique, l’auto-hypnotisme par la ligne noire du fusil sur le mur auquel il présente les armes.

 

Un général intelligent serait un grand mage, mais il faudrait qu’il n’eût pas été entraîné par une plus rigoureuse ascèse, à la soumission au magnétisme en retour.

 

X

Au Temps

On marcha d’abord fort vite, en ordre dispersé, le fusil horizontal, dans la grande prairie, près du champ de manoeuvres, inclinée et si haute vers la fin et les haies, qu’il semblait qu’il n’y eût que du ciel vert. Un clocher grêle planait en forme d’émouchet déployé, immobile comme l’ombre de sa proie. La voix des commandements était grêle aussi dans le vent oblique. On fit des feux.

« A douze cents mètres — sur la croix! » dit le caporal.

Il y avait certainement un crochet au bout de sa phrase, sifflante dans le vent, selon une trajectoire. On essaya des tirs à blanc, sur la grande cible immaculée, où il y avait aussi une croix noire, comme on tracedeux lignes pour hypnotiser un coq. Et il y eut un bruit de chasse, toujours bredouille, comme on rêve, dans la prairie déserte :

Décochons, décochons, décochons
Des traits
Et détrui, et détrui,
Détruisons l’ennemi.
C’est pour sau, c’est pour sau,
C’est pour sau-ver la pa-tri-e!

Et puis on marcha, toute la compagnie de front, trop flexible, convexe et concave, le pied dans des trous, sur des bosses, paisiblement, entre la course des sergents et adjudant devant-derrière, sans penser à rien, ce qui n’était pas désagréable. Sengle dormait tout à fait, et se promenait dans la prairie pour soi tout seul. Il voyait les insectes de l’herbe et les roitelets des haies.

Soudain, il fallut faire attention. Après la pause, faite d’urinoir des talus et de réfectoire selon les gibernes, on manoeuvrait, le lieutenant expliquant des choses nouvelles.

Le lieutenant Vensuet, insignifiant parmi le pennage des moustaches blondes, les ergots bien duvetés de rouge et noir.

« Je vais commander : COLONNE CONTRE LA CAVALERIE. Les quatre sections se formeront en carré comme on va vous l’expliquer. Mais au mot CAVALERIE, sans attendre de comprendre autre chose, mettez baïonnette au canon, sans qu’on vous le dise. C’est la théorie. N’allez pas vous imaginer qu’à la guerre vous croisez la baïonnette afin d’éventrer des chevaux possibles. C’était bon sous Frédéric II. Il y a peut-être un effet moral, de culs de bouteilles sur un mur, pour fiche le trac aux cavaliers et que vous osiez rester. Mais, quand vous n’avez plus de cartouches, que vous avez fait des feux à toutes les distances, depuis deux mille jusqu’à cent mètres, il est plus pratique de jeter là fusil et baïonnette et de vous tirer… Vous avez compris, sergents? Commençons : COLONNE… »

Sengle, après avoir dormi tout à fait, rêvait lucidement. L’après-midi, il lirait quelque bouquin, pendant que son brosseur astiquerait; il ferait boire le caporal, sortirait à cinq heures, permission de vingt-quatre heures en poche. Sa valise était faite en ville, à six heures le train repasserait, vers Paris, le long du champ de manoeuvres et de l’école des tambours. A Paris, redevenu civil, il renverrait au corps les effets militaires, de peur d’être poursuivi pour détournement, et il serait à Bruges, ayant le temps de s’installer bien avant d’être devenu légalement déserteur. Et son père consentirait à lui envoyer mensuellement de l’argent là-bas. Et il jouissait de son dernier jour de service, de la beauté de l’herbe, de la poussière sonore, et pour la première fois de la drôlerie de jouer au soldat… Voici la dernière pause, avant la troisième partie de l’exercice.

Formez… sceaux!

Son voisin est très amusant aussi, il se trompe tout le temps en formant son faisceau. Le lieutenant vient :

« Caporal, vous allez faire former et rompre les faisceaux à cette escouade pendant toute la pause. Et à la fin de la manoeuvre, la compagnie rentrera au quartier au pas gymnastique. Et je déchire toutes les permissions de mon peloton, cette semaine… Rassemblement! »

Encore une demi-heure d’ordre dispersé, la rentrée faite de courses interrompues par des arrêts à genoux et des feux, parmi les bestiaux et les foires du samedi.

Sengle, sa permission déchirée comme les autres, ne put sortir que le lendemain à huit heures, il ne fallait pas penser prendre un train, devant l’adjudant de la gare, sans permission ; et en civil il aurait été reconnu. Il écrivit et dormit surtout toute la journée devant le feu, dans la chambre aux volets fermés, sous des lampes, et sa valise ne resta pas faite, car il n’avait pas le courage d’attendre l’autre dimanche, et il lui fallait la liberté, même pas, la tranquillité de lire et de dormir, sans uniforme, plus vite.

 

Livre II

Le Livre De Mon Frère

Mon bien-aimé s’en est allé Emportant mon cœur désolé.

CHARLES CROS.

 

I

Adelphisme Et Nostalgie

Sengle n’était pas bien sûr que son frère Valens eût jamais existé. Il se souvint bien d’une orgie d’étudiants ensemble, et d’une promenade cyclique, la veille du conseil de révision, dans l’air si chaud et si solaire qu’il en était fluide, parmi une pérennité de cris d’insectes et d’oiseaux comme le bruissement des atomes oui, et des petites explosions des carapaces chues des arbres qu’ils s’amusaient à éclater de leurs roues flexibles. C’était tout à fait comme cela qu’il se figurait l’harmonie céleste des sphères. Puis il sut que Valens avait quitté la France et végétait dans l’Inde parmi des fièvres, en même temps qu’on cloîtrait Sengle dans le bagne mobile de l’escargot militaire ; et il fallait soixante jours pour envoyer là-bas une lettre, et l’écho dormait d’un sommeil de quatre mois.

C’est pourquoi il n’osa pas du tout écrire à Valens et crut qu’il avait rêvé. Sengle était dépourvu de toute mémoire des figures et ne pouvait reconstruire, même en s’imaginant les calquer dans l’air, les traits de sa mère morte deux jours après la mort. Et il ne se souvenait pas du tout de la figure de Valens. Malgré trois ou quatre photographies, l’une du moment du départ. Les yeux fuyaient et la bouche muette était aussi monstrueuse que l’empaillage d’un oiseau.

Je ne sais pas si mon frère m’oublie

Mais je me sens tout seul, immensément

Avec loin la chère tête apâlie

Dans les essais d’un souvenir qui ment.

J’ai son portrait devant moi sur la table,

Je ne sais pas s’il était laid ou beau.

Le Double est vide et vain comme un tombeau.

J’ai perdu sa voix, sa voix adorable,

Juste et qui semble faite fausse exprès.

Peut-être il l’ignore, trésor posthume.

Hors de la lettre elle s’évoque, très

Soudain cassée et caressante plume.

Il retrouva un regard qui l’évitait moins et une bouche où à défaut de paroles respirait un peu de souffle dans un portrait plus ancien de Valens, cinq ans avant, presque enfant, en marin noir, dans de la verdure. Et puis il vit qu’il s’était peut-être trompé et contemplait sa propre image, sept ans et demi avant, et c’était devant un miroir qui aurait gardé sa figure sans vieillir qu’il avait murmuré ces vers.

Sengle découvrait la vraie cause métaphysique du bonheur d’aimer : non la communion de deux êtres devenus un, comme les deux moitiés du cœur de l’homme, qui est isolément double chez le fœtus; mais la jouissance de l’anachronisme et de causer avec son propre passé (Valens aimait sans doute son propre futur, et c’est peut-être pourquoi il aimait avec une violence plus hésitante, ne l’ayant pas encore vécu et ne le pouvant tout comprendre). Il est admirable de vivre deux moments différents du temps en un seul; ce qui est suffisant pour vivre authentiquement un moment d’éternité, soit toute l’éternité, puisqu’elle n’a pas de moment. C’est aussi énorme que le vraisemblable sursaut de Shakspeare, revenu dans tel musée de Stratford-on-Avon, où l’on montre encore « son crâne à l’âge de cinq ans ». C’est la jubilation de Dieu le Père un et deux dans son Fils, et la perception qu’a le premier terme de son rapport avec le second n’a pu donner moins que l’Esprit-Saint. Le présent possédant dans le cœur d’autrui son passé vit en même temps Soi et Soi plus quelque chose. Si un moment de passé ou un moment de présent existait seul en un point du temps, il ne percevrait point ce Plus quelque chose, qui est tout simplement l’Acte de le Percevoir. Cet acte est pour l’être qui pense la plus haute jouissance connue, il y a une différence entre elle et l’acte sexuel des brutes comme vous et moi.

— Pas moi, rectifia Sengle.

Le mot Adelphisme serait plus juste et moins médical d’aspect qu’Uranisme, malgré son exacte étymologie sidérale. Sengle, pas sensuel, n’était capable que d’amitié. Mais pour se retrouver en son prédécesseur Double il importait qu’il reconnût, comme une âme, un corps assez beau pour le juger tel que le sien.

Et Sengle, amoureux du Souvenir de Soi, avait besoin d’un ami vivant et visible, parce qu’il n’avait aucun souvenir de Soi, étant dépourvu de toute mémoire.

Il avait essayé de réaliser en soi ce souvenir de Soi en coupant sa légère moustache et endurant de son corps une méticuleuse épilation grecque ; mais il s’aperçut qu’il risquait d’avoir l’air d’une tapette et non d’un petit garçon. Et surtout il était très nécessaire qu’il demeurât ce que Valens allait devenir, jusqu’au malheureux jour où, la différence de deux ans et demi n’étant plus visible, ils se confondraient trop jumeaux.

Avant Valens, il eut plusieurs amitiés qui s’égarèrent, des faute-de-mieux, qu’il reconnut plus tard avoir subies parce que les traits étaient des à-peu-près de Valens, et les âmes, il faut un temps très long pour les voir. L’une dura deux ans, jusqu’à ce qu’il s’aperçut qu’elle avait un corps de palefrenier et des pieds en éventail, et pas d’autre littérature qu’un amiévrissement de la sienne, à lui Sengle ; laquelle fit des ronds des mois après avec des souvenirs rapetassés dans la cervelle de l’ex-ami. Il trouvait mauvais également, fervent d’escrime, qu’on eût peur des pointes et ne sût pas cycler assez pour jouir de la vitesse.

Ces gens horripilaient Sengle, qui, se croyant poètes, ralentissent sur une route, contemplant les « points de vue ». Il faut avoir bien peu confiance en la partie subconsciente et créatrice de son esprit pour lui expliquer ce qui est beau. Et il est stupide de prendre des notes écrites.

Si l’homme a été assez génial (comme on apprend que les figures géométriques, leurs lignes étant extérieurement prolongées, construisent d’autres figures de propriétés semblables et de plus grandes dimensions) pour s’apercevoir que ses muscles pouvaient mouvoir par pression et non plus par traction un squelette extérieur à lui-même et préférable locomoteur parce qu’il n’a pas besoin de l’évolution des siècles pour se transformer selon la direction du plus de force utilisée, prolongement minéral de son système osseux et presque indéfiniment perfectible, étant né de la géométrie ; il devait se servir de cette machine à engrenages pour capturer dans un drainage rapide les formes et les couleurs, dans le moins de temps possible, le long des routes et des pistes ; car servir les aliments à l’esprit broyés et brouillés épargne le travail des oubliettes destructives de la mémoire, et l’esprit peut d’autant plus aisément après cette assimilation recréer des formes et couleurs nouvelles selon soi. Nous ne savons pas créer du néant, mais le pourrions du chaos. Et il semblait évident à Sengle, quoique trop paresseux pour être jamais allé le voir fonctionner, que le cinématographe était préférable au stéréoscope…

C’est peut-être selon cette compréhension qu’il ne se rappelait plus du tout la figure de Valens.

Quelque point qu’il explorât, il ne vit nulle part faillir chez Valens ce parallélisme continu de tout à deux ans et demi d’intervalle ; jusqu’au vieil armorial, feuilleté à la bibliothèque, qui à peu de pages de distance, leurs lettres étant voisines dans l’alphabet, superposait en majeur et mineur leurs armes :

Sengle (1086). —

Sur le champ noir de l’écu les lys ont semé leurs croix

D’argent, sanglots fleuris sur le deuil du manteau des rois.

L’or déchiqueté du lion y brode les effrois.

Valens (1301). —

Assis, le collier rose arrêtant ses abois,

Le lion d’or levant sa patte dextre avec sa foi

Cueille au ciel bleu l’une des trois

Fleurs d’or qui sont signes des rois.

 

Pour le moment, Sengle regrettait surtout le passé où il était libre… de prendre son tub tous les jours, d’avoir des vêtements possibles, de ne pas être mené à la manœuvre deux fois par jour, et de rentrer sans trembler devant des cadrans.

 

II

Choir

Les hommes sont en tenue de treillis, le bourgeron enfoncé dans la culotte, une ceinture dessus, des bâtons sur l’épaule droite, courant vers la nouvelle caserne. Sengle est joyeux d’échapper à l’exercice armé, il se croira revenu au gymnase de collège, maquillé une fois l’an en salle de distribution de prix, des oriflammes voilant sa barre fixe en frêne poli avec le cœur d’acier, les anneaux cliquetant l’un contre l’autre, le trapèze aux bouts de cuivre, la sciure où l’on s’engloutissait au bout des sauts, hors du plancher fumant de la poussière de la boxe.

On l’amena avec sa demi-escouade d’un des côtés des barres à fond, entre lesquelles un sergent appuyé fit quelques prolégomènes sur les chutes et les estropiements, pas trop embêtants parce qu’après on tire l’hôpital. L’adjudant interrompit et la séance commença. Après les barres, où Sengle se trouva à son aise, comme à l’échelle et à la barre fixe, on vint vers une poutre ronde, horizontale à deux mètres de terre ; et d’un haut escabeau il fallut l’aborder et marcher dessus. Le brosseur de Sengle et tous les petits paysans y coururent comme sur des branches d’arbres, et on fut étonné que là Sengle regarda ses pieds, trembla sur ses jambes et sauta, écœuré de l’exercice, avant deux pas. Le caporal ne blagua pas encore, malgré une phrase de Sengle qu’il ne comprit pas :

« C’est une supériorité que l’infériorité dans les exercices militaires, et il faut avoir un cerveau et des nerfs pour trembler dans des phobies. »

D’ailleurs, à un coup de sifflet de l’adjudant, on changea d’appareils et l’on vint vers le portique, exécuter divers mouvements aux trapèzes et anneaux. Sengle remarqua que les mouvements de grande force, qu’il savait, n’étaient pas commandés par les caporaux, qui les ignoraient ou ne les pouvaient ; et il apprit plus tard que la théorie ne les prévoyait pas.

Puis on monta le long d’agrès. Au haut de la corde lisse, Sengle perçut très nette la voix du caporal chuchotant à un homme :

« Comment fera-t-il, ayant eu le trac sur la poutre ronde, quand on lui commandera de passer debout sur le portique ? »

Il feignit une fatigue, décontracta ses bras et dégringola de sa corde. Il y avait déjà quelques soldats à califourchon sur la haute poutre.

Les escouades du 2e peloton grimaçaient des membres aux précédents appareils.

L’adjudant siffla Rassemblement, et les quatre escouades du 1er peloton furent au pied du portique. Sengle, sachant qu’il n’était pas possible qu’il pût passer sans avoir envie de sauter de l’étroit madrier sur le sol battu, avait confiance qu’il ne passerait pas. Un sergent traversa, les bras en croix, puis des caporaux et plusieurs soldats, tout noirs sur le ciel, dont il sut les impressions plus tard. La poutre, à cinq mètres du sol, a cinq mètres de long et n’est pas assez large pour qu’on y marche autrement qu’un pied devant l’autre. Les hommes de la première section, première escouade, passèrent ; puis ceux de l’escouade de Sengle…

Il y eut au loin, dans la cour, un cri, du bruit, de la foule, l’adjudant partit… Un des petits paysans grimpeurs, qui courait au pas gymnastique sur la petite poutre ronde, était tombé sur l’une des potences renversées soutenant en équerre les extrémités du mât. Son pied enflait, on parla de jambe cassée, on courut vers des majors absents. Sengle se garda, n’étant pas commandé, de gravir l’échelle du portique ; et confiant dans l’aide de l’Extérieur, moins extérieur à lui que la chose militaire, car la chose militaire ne lui obéissait pasdirectement, il prit la posture, un pied sur les inférieurs échelons, de quelqu’un qui a grande envie de grimper mais qui en bon militaire attend des ordres. Et l’adjudant siffla la pause.

L’adjudant siffla la pause, mais il y avait encore UN QUART D’HEURE de gymnase.

La pause fut longue, à cause du blessé et des paroles des officiers. Et après il tomba de la pluie et de la grêleet on se réfugia sous les hangars des préaux.

Sengle dit au capitaine qui lui parlait :

« Je n’aurais pas passé quand même le portique, parce que j’aurais refusé ; et vous m’auriez fait lire le Code pénal ; mais d’autres après moi auraient refusé. »

 

Le lendemain, on lut au rapport :

« Étant donné que la pluie du jour précédent a fait glissants les appareils et que le vent rend les chutes à craindre, il est défendu à tout soldat, sous peine de prison, de passer le portique jusqu’à nouvel ordre.

— C’est très beau tout ça, dit Sengle, comme obéissance des circonstances extérieures ; mais il faudrait être sûr que ça dure tout le temps. » Et le mardi suivant, jour de gymnase, il se fit porter malade, et on passa le portique parce qu’il faisait beau et on alla aux pistes, sans autre incident d’ailleurs que l’histoire d’un double hernieux qui prétendait à l’adjudant n’oser sauter en profondeur dans le fossé de trois mètres cinquante, et qui fut contraint de sauter, remonter et sauter encore pendant toutes les pauses.

Sengle avait de moins en moins le temps de déserter, parce qu’il y avait encore gymnase, le vendredi, avant la sortie du dimanche, et qu’il n’aurait pas de permission, s’étant fait porter malade. Et il tâcha à autre chose.

 

III

La Jatte Des Culs

Sengle était allé à la visite du major avec cette naïveté — se sentant bien définitivement incapable d’obéir àcertains commandements du service, d’espérer qu’on commencerait à l’y reconnaître impropre. D’autant que, mal guéri de l’influenza qu’il croyait avoir suffisamment accrue par la double fatigue, sexuelle et musculaire, des derniers jours libres, à ce moment-là ses poumons étaient vraiment malades. Et il entrevit que cette libération légale serait le plus complet affranchissement, bien préférable à la désertion par chemin de fer.

Il oubliait son mépris des médecins, même civils, quoiqu’il en eût l’expérience atavique : son oncle, encore enfant, le bras cassé d’une chute de cheval, le médecin (un docteur célèbre) ouvrant le troisième jour l’appareil de la fracture, pour la constatation de son œuvre, la gangrène jusqu’à l’épaule, qu’il fallut désarticuler, et précipité par la fenêtre par le père du supplicié. Sa mère suggestionnée par les diagnostics lugubres, devant elle, de l’âne connu, comme est Monsieur Deibler, et mourant à une date d’une maladie bénigne, selon l’ordre de l’idiot prophète. Cette science, en tous cas, insensée, de traiter d’êtres variables et divers, quand une science ne peut être que d’unités semblables, de points mathématiques ou de systèmes de points ; et inapplicable aux intelligents, dont comme les esprits, la structure intérieure des corps vraisemblablement diffère, et qui ont le cœur à droite quand ils ne l’ont pas pendu au lobe d’une oreille ; s’ils le portent à gauche, c’est par modestie.

… Le major Busnagoz, tout pareil au professeur de rhétorique de Sengle, blond et jovial, pas assez stupide pour ne pas « faire deux poids et deux mesures », mais seulement afin de n’avoir point l’air trop baderne ; collant quatre jours aux brutes moribondes qui risquaient sa visite, lâchant en ville, traditionnellement, les arrivés de Paris. Incapable de croire qu’un Parisien fût malade, et les traitant paternellement en sympathiques tireurs au c…

Le premier homme lui montra sa main droite, où s’érigeait l’immobilité d’un médius desséché. Busnagoz dit très vite :

« Vous avez réclamé à la révision? Bon. Voulez-vous qu’on vous le coupe? Eh bien, gardez-le et faites votre service. »

Le deuxième : « Monsieur le Major, c’est moi qui m’appelle Boudaire ; j’ai une jambe plus courte que l’autre de sept centimètres…

— Je sais, dit Busnagoz. Vas-tu venir m’embêter tous les matins? Donnez-lui un vomitif. » Avec Sengle, il fut charmant, mais murmura :

« Dites donc votre conte… Mon ami, j’ai ici au régiment un soldat qui n’a pas la taille, il s’en faut ; un bossu que vous pouvez voir à la queue de sa compagnie, traînant son sac sur sa bosse ; ce boiteux que je suis forcé de ne pas écouter, puisque le Conseil l’a déclaré valide ; un qui est borgne de l’oeil droit et à qui je dis simplement d’épauler à gauche ; un sourd, un idiot… qui font tous leur service. Comment voulez-vous qu’on vous lâche ? Je vais trouver un prétexte pour vous avoir une permission de la journée ; sortez en ville, et revenez me trouver — pas tout de suite ! — quand vous vous sentirez trop fatigué… » Sengle se retrouvait dans la cour des Miracles : l’idiot, le sourd, le borgne, le paralytique, le boiteux, le bossu et le nain, cariatides de leurs sacs pleins de toute l’armée, se tordaient dans les tourments de l’escrime à la baïonnette du peloton de punition. Le peloton des Élèves-Cabos, en face, plus difforme que son vis-à-vis, crachait des imitations de commandements et ses restes d’intelligence hors de ses hydrocéphaliques gueules, sur ses membres estropiés, bandés de courroies anorthopédiques, de chevaux de labour.

Il était bien égal à Sengle que le peuple pérît dans l’armée et que les larves qui lui servaient d’âmes passassent du corps des esclaves démoniaques dans celui des pourceaux ; mais comme le vieillard barbier parmi les neuf voleurs condamnés à la tête tranchée, il ne voulait pas être compris dans l’ablation des cervelles ni l’enlaidissement des corps.

 

CONSUL ROMANUS ! adorait Quincey ; cerveaux, pourpres et laticlaves ! Valens reste beau comme le debout de la toge impératoire ; ses boucles déroulent leurs ressorts comme des serpents nocturnes ; et le képi rejeté dans la boue, sa face luit de l’or pâle d’un soleil électrique ou d’une foudre ronde.

Sengle et Valens luttèrent à main plate comme on palpe une statue d’Antinoüs ; et Sengle, pour avoir soutenu le choc de l’ombre du héros, se préparait obscurément, glissant la boucle des cheveux de Valens comme un suffisant levier sous les rochers de leur caverne, à la déconfite des malandrins.

 

IV

Le Trou De Balle

En voici un qui commence la déroute : Boudaire a défait un de ses paquets de cartouches et renouvelé le suicide militaire classique, son pied court déchaussé. Sengle exultant va voir.

Un de ses camarades d’escouade, Nosocome, étudiant en médecine, porte le blessé ; Busnagoz pérore :

« Il n’y a rien à faire. Impossible d’extraire la balle. L’abdomen perforé. Un bout du foie sort. Il n’y a qu’à laisser crever. »

Nosocome, plus diplômé que Busnagoz, fut chargé d’un rapport :

« L’autopsie faite par nous confirme le diagnostic de Monsieur le Médecin-Major de deuxième classe Busnagoz, avec les différences suivantes :

« La balle n’est pas restée dans la plaie, mais s’est logée dans une poutre du plafond, qu’elle a peu profondément trouée et où elle est parfaitement visible.

« La balle n’a pas pénétré dans l’abdomen, mais au-dessus du diaphragme, au niveau du sixième espace intercostal gauche, et est ressortie en perforant l’omoplate droite.

« Elle n’a pas lésé le cœur ni même le péricarde, contournant simplement la pointe et traversant le poumon droit.

« Le bout d’organe rouge-brun qui apparaît hors de la blessure n’est pas du foie (lequel ne se trouve pas, comme on sait, au-dessus du diaphragme), mais du tissu pulmonaire hépatisé.

« La blessure était peu grave et le malade pouvait se rétablir après un simple pansement. »

« Nosocome

« Interne des hôpitaux, actuellement soldat de deuxième classe au Qe de ligne. »

 

V

Sous La Bave

« Sergent, pourquoi laissez-vous vos hommes en treillis ? La capote, a dit le capitaine.

— Mais, mon adjudant, les autres compagnies…

— Je m’en f… ! Vous n’êtes pas sergent des autres compagnies, n’est-ce pas ? Allez les faire mettre en capote.

— Tant mieux, dit Nosocome, on ne s’astique pas.

— C’est embêtant, dit Sengle à Nosocome, de se déshabiller trente-six fois, avec ce froid des portes.

— Oui, tu as de la chance de ne pas venir et d’être malade. »

L’appel.

« Manque personne ? dit Papille.

 

— Mon adjudant, il manque Sengle, malade.

— Dites-lui de descendre.

— Il est exempt d’exercice.

— Le bain n’est pas un exercice. Faites-le s’habiller et qu’il vienne. »

On attendit une heure juste, que les autres compagnies eussent fini, sur le verglas de la cour, devant l’infirmerie où étaient les douches ; et l’adjudant, pour utiliser ce retard, dit qu’on se dévêtît, au moins jusqu’à la chemise, d’avance.

Puis on reçut de l’eau sur la tête, les pieds dans les baquets visqueux du sédiment des précédents baigneurs mal et rarement lavés, les caporaux surtout, vu leur grade.

En grelottant dans la cour, Sengle avait entrevu les malades, derrière des fenêtres, jouant aux dames et aux cartes et lisant des livres mêlés, dépareillages de romans ou approbations de Mgr l’Archevêque de Tours. L’un vint sur la porte et raconta qu’il était là, presque sans intermittence, depuis son arrivée au corps, blennorragique tout le temps, tout le temps consigné trente jours, selon l’usage, après chaque endiguement, préférant l’infirmerie isolée à la ville stupide et revenant demander à la sévérité du Major des pointes de feu sur son mal. De sa fenêtre, il se réjouissait, chaque samedi, des compagnies défilant dans la neige.

Noirci de l’eau sale et rougi du vent glacial, Sengle redescendit vers la caserne des Corneilles, et profita de ce qu’on l’avait fait sortir pour un exercice commandé, quoique malade, pour sortir encore, quoique consigné comme tout malade, pour soi, et d’abord afin de se purifier dans quelque baignoire, en ville.

 

VI

Consul Romanus

Le lit de prisonnier de Sengle emporté au courant du fossé nagoyer et dévoré par la petite arche du pont du champ, il marcha sur la route dorée avec Valens.

Elle se déroula longtemps au dévidoir du moulin proche ; puis les genêts semblables à du charbon vert où cuisaient des moules tout ouvertes, se consumèrent, et ce fut la fumée, et les bâtiments sombres de la mine d’argent.

On n’avait plus que le souvenir de ce qui était jaune : les fleurs et le soleil, à la manière des zoophytes qu’on touche, avaient dû remporter la vie dans les cavernes de la terre.

Ils descendirent comme on dégringole une échelle et comme une chute d’eau devient bifide et marche humainement afin d’enjamber les pierres ; et ce furent les thermes souterrains, d’eau douce si proche de la mer qu’elle était piquante au fond de crabes et d’insectes des mares. Et ils se baignèrent.

La piscine, creusée par le recteur du petit bourg, évoquait un rond bénitier de granit, ou une coquille marine, parce qu’elle étendait de parasitaires antennes de joncs sur un bord ; ou un étang couvert, servant de sépulcre, sous une église.

Valens nagea, puis il fut debout au milieu de l’eau pas profonde, glabre et d’or comme une statuette, avec les cheveux pareils à un trou sur la fumée chaude, et qu’essayait d’imiter le minerai. Si l’on pouvait raboter le diamant noir, il s’était coiffé des copeaux.

Et comme on apporte un squelette d’argent à l’issue des festins, il se courba, et parmi ses muscles denses son dos sourit de neuf délicates vertèbres. Sa poitrine d’or très fauve claqua doucement l’eau plate, et ses hanches s’entrevirent plus brunes depuis les côtés, comme d’un faune qui ne serait pas intermédiaire entre l’homme et la bête, mais éphèbe athlète digne du métal. Puis deux pieds étroits s’écartèrent, divergente fuite de deux poissons de nacre, et Sengle vit l’eau à travers les ongles.

 

L’ecclésiastique fossoyeur et ondin de la bienfaisante citerne plongea avec eux. Et il plongea très longtemps, comme s’il eût voulu fouir davantage son œuvre. Le vieil enfant soufflait au fond de l’eau pour faire des bulles. Sa bouche expira l’air selon divers gestes, il parla vers la vase, les paroles remontèrent en oscillant et elles firent de petites explosions, comme les mots boréaux d’azur et de gueule que dégela Pantagruel. Il ahanna les mots abstraits des contractions de ses joues bretonnes :

« Barailherez », il bâilla, et il ne monta pas de bulles, mais se circonscrivit de petites rides. « Streffiadur… huanad… halan. »

Il éternua, soupira et respira, jouant sous l’eau. Sengle et Valens s’étaient rhabillés et assis sur le bord de la citerne, les mains jointes sur les genoux et les pieds mouvant les joncs, suivant la fuite ondulante au repère des paroles visibles.

« Dominous vobiscoum… » apporta une grosse bulle qui éclata joyeusement devant les enfants.

Et l’ecclésiastique reparut vêtu, à l’autre bout de la citerne, derrière des rochers, mit son chapeau noir et s’évanouit en glissant parmi l’encens de la buée, comme le cygne d’argent de la mine, terni jusqu’à la brûlure par les vapeurs sulfureuses.

 

VII

Le Chant Du Coq

Soldat, lève-toi.

Soldat, lève-toi

Bien vite.

Si tu ne veux pas te lever,

Fais-toi porter malade…

Soldat, lève-toi…

La trompette finale chassait Sengle de la citerne du Léthé. Sait-on si les morts ne passent pas leur temps — ou le Temps — à se souvenir, rétrogradant dans la dissolution organique jusqu’à leur primordiale âme de pierre ; et si ça ne leur est pas très désagréable d’être réveillés (l’oubli nocturne étant surtout un autre souvenir) quand la journée d’Éternité commence ? Surtout quand elle leur commande les diverses corvées d’enfer.

Le souvenir de Valens restait dans les thermes de la mine. Si l’homme qui est séparé par une solution de continuité de son passé, se retournait, coupé en deux longitudinalement par le fer roulant d’un train, on serait épouvanté devant la grande plaie rouge. Il vaut mieux qu’il reste couché sur le dos : au moins, sa mort fait de la neige une pourpre ; et il peut mourir nu, libre des livrées du jour.

Si tu ne veux pas te lever…

Mais Sengle n’était pas couché du tout, rentrant de faction, assis dans le poste. Il est deux heures.

Il faut qu’il se lève, du moins de sa chaise. Il y a alerte et manœuvre de nuit. On lui commande de réveiller les sergents et d’expédier les plantons sonner aux portes des officiers.

Il court les chambres, jugulaire au menton, surchargé de cartouchières et courroies, exagérément militaire : « Sergent un tel, debout ! » et il les bouscule, dominant leur dégringolade, par les chambres grommelantes, vers la cour.

Une masse sonore et luisante, extraordinairement bourrue et hérissée, à voix chantante et saccadée, traîna ses sabots de boeufs et les clochettes de son cou ; où l’on eût dit un bison, une casserole à la queue, qui en aurait ferraillé, derrière soi, majestueusement.

Et tout cela descendit vers la ville, passant grilles, comme de l’octroi.

Tout le régiment était parti : c’était le plus décoratif déshabillage.

 

Livre III

Le Rêve Cyanique

Et s’ils boivent quelque poison mortel

ils n’en éprouveront aucun mal.

ÉVANGILE.

 

I

O Juste, Subtil

Sengle était allé une fois voir un ami dans un hôpital. C’étaient des vagues de dunes blanches — et la même chose, par le gros bout de la lorgnette, si l’on inspectait un bocal, sur une table centrale, plein d’ouate hydrofuge. Les figures blanches n’étaient pas délimitées de ce blanc, et il n’y avait de couleur vivante que le buste du fondateur, en bronze vert.

Des genoux se retournant activaient la mer.

Et il semblait que la cave de champignons blanc fût abandonnée depuis très longtemps, à la quiétude des billettes au bout de leurs fils.

On comprenait que les malades étaient très sales, lavés que de leur sueur, mais l’iodoforme, comme la lune les nuages, mangeait les relents.

C’était la salle des amputés. Il est extraordinaire comme tout malade ressemble à un amputé, tout le sang quitte la face vers les jambes, réelles ou virtuelles, sous les draps qui pansent pour lui, cachent pour les autres.

Et puis il fut UNE HEURE. C’est vers cette heure-là que les opérés du matin se réveillent du chloroforme, et ce fut un cri grondant et grandissant, sirène de steamer épouvantable.

Sengle partit entre les tas d’écume, sillages d’enragés qui lui demandaient de les tuer. Mais ce n’étaient pas des amputés que Sindbad, dans l’oubliette marine, assommait avec l’os de leurs propres membres.

L’hôpital militaire est le plus gai des bâtiments militaires, parce qu’il y a très peu d’uniformes dedans.

Les infirmiers sont civils — quand l’hospice est mixte — et les majors ont la pudeur — certains — d’y venir en médecins.

Les sœurs et les médecins vivent en noir, avec un peu de blanc, et les malades végètent en gris.

L’hôpital s’ouvrit à Sengle tout plein du gris pommelé que l’on chevauche dans l’encens d’une fumerie d’opium.

Et le caporal infirmier, devant le guichet liminaire, fit demi-tour et remporta toute l’armée.

 

II

Pythagore

Sengle quitta son uniforme d’infirmerie, qui n’était qu’un uniforme de soldat chevronné de jaune, et sécha le ridicule de ses couleurs sanglantes sous la sandaraque grise.

Et personne ne fit plus attention à lui qu’à un entrant quelconque, jusqu’à ce qu’il se coucha.

L’infirmier civil lui remit un thermomètre, un beau thermomètre d’hôpital, à maxima, fait d’un tube très gros avec une cuvette très mince, et d’où le mercure ne pouvait redescendre. Et Sengle se souvint d’un essai de Nosocome. Couché sur le dos, il renversa le thermomètre sous son aisselle gauche, le tube chauffé se dilata et non, comme il est d’usage, le mercure de la cuvette, lequel se précipita dans son puits capillaire presque jusqu’au fond. Sengle, sachant qu’il est dangereux de présenter des paradoxes au peuple, redressa le thermomètre, et l’infirmier vint au bout de huit minutes.

« Quarante-trois », dit-il. Et Sengle épouvanté d’avoir divulgué en le réussissant jusqu’à l’invraisemblable, son truc, ne put ne pas crier qu’il se trompait. L’autre regarda au jour de la fenêtre :

« C’est bien cela, quarante degrés et trois dixièmes. »

Sengle se répéta le chiffre et observa les sœurs vite groupées autour du lit, parlant de prières ; et l’infirmier interrogeant si des ventouses scarifiées ne seraient pas nécessaires, afin qu’en cas de décès le major fût content. Il avala jusqu’à s’en évanouir de la caféine qu’il avait apportée ; son pouls devint réellement rapide ; et Nosocome qui vint le voir nota que ses yeux étaient vitrés.

Il semblait à Sengle que la fenêtre en face de lui fût beaucoup plus près…

 

III

Azur Déboucle Azor

La vision vitrée précédait de deux mètres les yeux de Sengle, comme des besicles construites pour une optique protubérante d’anoures, ou la grande ombre plate qui papillonne en avant des chevaux des voitures publiques, chassée par le feu des lanternes. Puis des lueurs diverses tambourinèrent aux quatre vitres, et une forme colorée et délimitée s’étendit. Sur l’écran blanc de tous les lits, sur le gril vert des châlits parallèles, la figure d’un soldat couché, tel que la chute d’un pioupiou de bois, se précisa avec son costume. La tête scalpée et les brodequins hérissés ondulaient trop blanche ou trop noirs pour le durable souvenir de l’halluciné ; et comme des fanaux vert et rouge à tribord et à bâbord, luisait la jumelle tache de teinture lourde, basique et acide, de la veste bleue et de la culotte de garance, cloisonnée sur le corps couché par le ceinturon vertical.

L’être bleu et rouge trembla comme un horizon de mer sous l’obliquité d’un grain ; et il continua de cuire sur le gril des lits verts. Et soudain son torse et son ventre gonflèrent horribles et il se convulsa comme il est d’usage sur un gril. Ses bras bleus et ses jambes rouges, érigés dans la cambrure des deux cornes d’un croissant, s’enchevêtrèrent mutuellement dans les ramifications de doigts gonflés et d’orteils soudain nus ; et l’image fut beaucoup trop régulière pour rester humaine.

Le rouge et le bleu, informes d’abord comme les armes de la ville, eurent les significations hermétiques des planches d’anatomie. Et Sengle étudia, comme on détaille dans la fièvre, le schéma sur la grande feuille blanche, ou la préparation entre des lamelles monumentales des deux cœurs, artériel et veineux, arborant les couleurs héraldiques de l’analyse, et, tels deux poulpes se tâtonnant de leurs tentacules, confondant au bout de la courbe symétrique du feuillage viscéral le sang et le ciel de leurs veinules et artérioles.

 

Les deux lumineux émaux mangèrent la cloison du ceinturon noir, ainsi que le fond d’un paysage mange et dentelle qui passe devant la dent des blés jaunes et verts ; s’engrenèrent comme une suture de crâne, et tout s’écrabouilla clans un violet vite bleu, puis noir.

Le cœur de Sengle battit avec une intensité et fréquence sonore, la caféine étant toute absorbée, qui le réveilla du rêve comme l’heure matinale d’une horloge.

Et il rêva ensuite encore de cœurs anatomisés, cœurs de gastéropodes séparés, au milieu de longs vaisseaux, comme des bulbes en caoutchouc d’injecteurs ; cœurs de crocodiles égyptiens, embaumés dans des vases de verre, pendant que l’animal errait derrière les dernières convulsions de ses mâchoires. Il vit un très beau crocodile, gris-glauque comme tous les crocodiles, mais aux griffes cyaniques du bleu d’ordonnance des précédentes rêveries, le dessus des pattes bossué d’œdème bleu, et bleu aussi quant à la paupière supérieure, et aux parties sexuelles. Et il sut, comme on sait dans la science plus immédiate du rêve, que cet azur admirable était l’apanage de l’être à un seul ventricule.

Mémorant des ontogénies, il vit des fœtus conservés, assis sur le renflement de nasse des vases de cristal, le cœur schématique dans leur poitrine transparente ; et des nouveau-nés morts avant la deuxième semaine, dont le cœur, comme celui des fœtus, unissait ses deux oreillettes par la persistance du trou de Botal. Et malgré l’alcool dissolvant, on se souvenait d’ombre bleuâtre, comme de kohl, à la pulpe de leurs doigts, à leur sexe et à leur paupière supérieure.

Sous la caféine, sa langue était blanche et bruissante comme une route de neige récente.

Sa main appliquée sur son cœur écoutait le frémissement cataire ; sa main était froide sur sa poitrine moite, ses pieds exsangues ; et il rêvait qu’il soufflait parmi la neige sur le dessus de ses doigts bleus.

Il erra sous la lune dans des plaines de neige ; il se réfugia chez Nosocome, au pied de la grande statue de Marsyas, devant la cheminée éteinte de poussière ; Nosocome semblant fou dépensait des pièces d’argent blanc dans une tire-lire de verre de forme philosophique, où bruissaient des bulles et des vapeurs acides rutilaient. Parmi la buée rouge verdissait une petite lampe, sous un trépied. Dans un creuset refroidissaient des blancheurs polyédriques ; et Sengle désespéré marchant vers le suicide et les cristaux de nitrate d’argent absorba, comme on mange du sucre, la pierre infernale ; le bleu cyanique irradia de l’estomac à l’épiderme comme vers la circonférence du ciel un soleil noir ; ses pieds froids et ses mains froides arborèrent l’azur héraldique ; et il mira dans son sexe bleu le fard interne de sa paupière supérieure.

L’absorption de l’ancêtre minéral le rapprochait de l’aïeul à un seul ventricule, du moins quant aux signes exposés à la vue d’autrui ; et comme ses yeux s’étaient vitrés à la parole du thermomètre, cadavre apparent en son vêtement cyanique, il crut fermement rebrousser vers le sein de sa mère, et son cœur jumeau devenu monstre par la communion des oreillettes, le sang exclusivement bleu commença de gonfler les extrémités de son corps.

 

IV

Les Héméralopes

Sengle eut une permission de quinze jours « à titre de convalescence » pour Paris. Et redevenu le pioupiou bleu et rouge, il sortit, par toute la ville, vers la gare.

Il croisa plusieurs officiers qu’il omit de saluer, mais qui ne le rappelèrent pas. Et d’ailleurs, pour se prouver à soi sa bonne volonté d’obséquiosité militaire, six pas avant et six pas après, il leva la main réglementairementsur :

Deux facteurs ;

Sept potaches ;

Un garçon de recettes ;

Un conducteur d’omnibus, qui se promenait, en grande tenue de service, dans un jardin public. Et comme plusieurs cyclistes y flânaient aussi, leurs machines accotées à des massifs, naturellement il chercha le garage d’omnibus.

Il salua un des cyclistes, parce qu’il portait, à gauche, un horrible petit insigne, tout tortillé, de club.

Il entra dans la cathédrale, s’enquérant du Suisse, afin de l’honorer à genoux. Il s’humilia ensuite, au hasard du chemin poursuivi, devant :

Le drapeau en zinc d’un lavoir ;

Un polichinelle enseigne d’un bazar ;

Plusieurs commissionnaires, à cause de leur plaque ;

Un marmiton, ayant réfléchi qu’il était peut-être gradé, quoique le dissimulant sous la similitude de sa tenue de service et de corvée.

Et avec la nuit, où les chances de salutations devenaient moins honorables, il s’approcha des feux mobiles de la gare.

Dans l’avenue, il rencontra un groupe de soldats, tordus de bizarres gestes. Ce n’étaient pas des ivrognes, lesquels, comme on arrose selon des signes d’infini, sont renvoyés d’un ruisseau à l’autre, et suivent très exactement en leurs zig-zags les lois de la réfraction. Ces soldats-là tâtaient en les longeant les murs, jusqu’au heurt douloureux du premier passant, ou le cahot de la chute d’un trottoir. Et ils semblaient des aveugles se guidant mutuellement vers des fosses, Breughel en uniforme.

Sengle entendit des bouts de phrases et reconstitua leurs plaintes :

« Nous ne trouverons jamais l’hôpital. Voilà trois fois que nous avons fait tout le tour de la ville. L’hôpitals’est écroulé. Comme l’année dernière, où le major ne retrouva plus que les murs à la visite du soir, sa négligence n’ayant prévenu le génie. La toiture croula sur les typhoïdiques, qu’on évacua dans les corridors d’un hospice d’accoucheuses. C’est si vrai qu’un malade en recouvra la santé. Les hôpitaux s’écroulent-ils donc tous les ans, dans cette ville, par l’incurie des majors ? »

Et ils repartirent, tâtonnant dans un quatrième circuit.

Sengle comprit leur hallucination au lu de leur matricule. D’une petite garnison voisine, sur une hauteur, se multipliaient les cas de cécité nocturne, à cause de l’altitude. Le major passant sa visite du matin les expédiait à l’hôpital d’urgence, mais on attendait qu’il y eût un convoi, qu’on formait et envoyait sans guide après la soupe du soir. Arrivés dans la ville de l’hôpital le soleil couché, leur amaurose ne comprenant point les lumières artificielles, les pauvres diables trébuchaient dans le noir absolu. On y était habitué. Voilà pourquoi les officiers ne s’étaient point scandalisés du manque de courtoisie militaire de Sengle.

Puisse ce chapitre faire comprendre à la foule, la grande héméralope, qui ne sait voir qu’à des lueurs connues, que d’autres peuvent la considérer comme une exception morbide, et calculer les ascensions droites et déclinaisons d’une nuit pour elle sans astre ; qu’il lui fasse pardonner ce que dans ce livre elle trouvera sacrilège envers ses idoles, car en somme nous affirmons ceci : qu’il n’arrive pas quotidiennement que les hôpitaux militaires s’écroulent par suite de l’incurie des médecins-majors ; qu’il est possible que le fait soit même assez rare ; qu’il y a plusieurs années qu’il ne s’est produit ; que c’était peut être un fait isolé ; que, malgré son authenticité (voir certains journaux de l’été de 89) nous avons la mansuétude de ne le décrire qu’hallucinatoire…

 

Sengle soucieux de la parole de l’Évangile pensa d’abord à s’enquérir d’une fosse, ou d’une glace de devanture, afin que les aveugles momentanés culbutassent dedans ; mais de peur de manquer son train il se contenta de leur dire :

« Je suis le Général ; tâchez de prendre une attitude militaire. »

 

V

…Sur Mon Petit Cheval Gris

Chez lui, Sengle reçut du lieutenant Vensuet cette prose et une lettre le priant de la présenter à l’Iodure de Navarre :

L’AMBRE

« Ma sœur Cymodocé, puisque Poséidon ne veut de sa lance tricuspide arrêter l’île errante où je suis prisonnière, j’insère pour toi ce papyrus dans une amphore scellée qu’enlèvera l’aigle de mer quand il viendra coutumièrement ravir les tortues qui pondent et éclosent leurs œufs au soleil sept fois ardent inclus avec moi dans l’enceinte de verre obscur.

« M’as-tu oubliée, ma sœur, du jour où notre père Nérée, nous ayant surprises enlacées demandant

 

l’une à l’autre ce que seuls peuvent nous donner ces hommes qui fendent le sein violet de la mer avec leurs vaisseaux noirs (et les deux lèvres de la blessure palpitent comme des ailes), suspendent le lait gonflé des voiles à leurs mâts rigides et ensemencent les sillons des flots avec des pelles à vanner le grain — nous menaça d’abord de nous arracher l’une à l’autre avec son trident, comme l’âme des lymnies de leur coquille en spirale, encore que nous ne fussions jointes que par le souffle fluide de la mer, te rejeta aux abîmes et fit surgir sur moi cette île nouvelle qui m’a ramenée comme un filet sur la face du fleuve Océan, qu’encorbellent des remparts de verre, et qui dans sa course pérenelle engendre un remous circulaire plus dangereux que Scylla et Charybde ? Vas-tu recueillie encore dans le lit du fleuve Océan, après les amours des monstrueux physetères, les joyaux qu’ils laissent à la mer comme salaire de son entremise, les lingots d’ambre, plus précieux que l’or, parce qu’il flotte et s’imprègne sans cesse des rayons du jour, jusqu’à ce qu’il soit semblable à une cendre grise ; qui gémit comme le soufre quand nous le saisissons dans nos mains flauques, et les jours de tempête luit sans brûler avec dix mille étincelles et aigrette ?

 

« Je ne verrai plus mon père Nérée, car sa colère est éternelle, ni toi, Cymodocé ; et si j’ai emporté le bruit des formes de la mer dans une coquille qui est sa bouche immobile, je sais que la mer a changé et ne me parle plus en son murmure grave, car elle glisse sans déferler le long de l’île de verre lubrique, qui tourne comme un vase entre les mains du potier habile, et s’avance un peu en tournant, comme le soleil au-dessus de nous, dont elle est le reflet, roule lentement vers les vagues occidentales où sont les colonnes d’Héraklès.

« L’île roule lentement vers la vague occidentale, sans avoir besoin de pilote, car la plasticité de la mer l’en garde de se heurter contre les écueils et la semence d’îles qu’on appelle Disséminées.

« Cette nuit Phoebe s’est levée avec ses trois cornes, mais je ne l’ai point vue à cause de la hauteur des murailles. Un long rayon s’est enfoncé tout droit dans la mer invisible, et une faible lueur en est remontée sur le bord de l’île. Et comme une danse légère et circulaire autour d’un cratère, j’ai vu des formes nues et des formes drapées de prêtresses d’Hécate qui ont tourné trois fois autour des rem- parts, dans le sens inverse de la rotation imprimée par le cercle de la mer. L’île s’est arrêtée un instant sous le ciel troué, et une lumière rouge a

 

fumé de ses bords. Une lueur plus rouge a répondu sur une lointaine obeliscolychnie.

« Cette obeliscolychnie a sans aucun doute arrêté notre course, car elle a la forme du geste, du commandement, et elle me rappelle les mâts des navires des hommes, comme la coquille qui est la bouche de la mer me rappelle l’empreinte dont la quille ovale des vaisseaux signe le ventre violet de la Rieuse.

« Ce que voyant, j’ai hurlé comme une chienne à Phoebe et couru en errant par toute l’île, jusqu’au tombeau de Micromégas.

« L’homme géant traverse toute l’île couché dans son cercueil de fer, dont la tête est sous la Grande Ourse. Et il s’en va lentement vers l’occident avec toute l’île, formant une croix avec les pôles ; il mène toute l’île et moi avec elle vers la double colonne d’Héraklès, et j’aime le géant mort de qui et sur qui est écrit en lettres ioniennes qu’il est étonnant à voir que ce grand corps tienne couché en une petite île.

« Je n’ai pu animer Micromégas ni me joindre à la ronde quotinocte des vierges autour de l’enceinte.

« Toutes les nuits je me tiens nue et debout contre la muraille de verre, et je regarde mon image collée contre moi debout dans la mer liquide.

 

« Il y a une inscription sur la muraille, comme quoi pour celui qui embrasse passionnément son Double à travers le verre, le verre s’anime en un point et devient sexe, et l’être et l’image s’aiment à travers la muraille, que ce soit par la volonté des immortels ou par l’artifice d’un savant homme qui a construit des machines semblables aux vivants, et qui se meuvent, oscillant aux flots et à la libration de l’île, de l’autre côté du verre.

« Les nuages ont plu tout le jour, et l’eau passe à travers l’île pour rejoindre la mer souterraine. L’île a repris sa course vers la vague occidentale et je ne vois pas le soleil, noyé derrière la double colonne d’Héraklès, mais un arc-en-ciel soutenu à ses deux bouts par les deux chapiteaux distants.

« Nos chants siréniens disaient que qui passe en barque sous l’arc-en-ciel change de sexe : je retournerai ce soir vers la muraille de verre. »

Cymodocé, suspendue comme une épeire marine par ses cheveux de byssus glauque entre les deux colonnes d’Héraklès, regarde s’avancer l’île mouvante d’obscur cristal. Une forme blanche entreluit au fond, et des ongles grincent contre le tain terrestre de la vitre de l’autre côté de la mer. Puis une étoile blanche s’allume et le verre se fend ovale dans la muraille ; la forme blanche se fait visible avec le sang, né de la dent du verre, qui la drape du ventre à la pourpre des ongles.

La mer siffle dans la plaie, emplissant le vase de l’île, qui, déjà franchis les deux piliers, bascule en arrière ; et l’eau et l’air mêlés jaillissent jusqu’à l’arc-en-ciel qui grésille, par le trou pareil à l’évent d’un physetère.

Et Cymodocé recueille, flottant sur l’eau, le corps blanc et pourpre, tel qu’une navette de sperme de baleine.

— Prose d’officier », dit Sengle en jetant le manuscrit dans la cheminée, muni d’une allumette, car on n’était pas en hiver.

 

Livre IV

Le Livre De Dricarpe

« Voyons donc quels sont ces contes que tu veux me faire. »

DON QUICHOTTE.

 

I

Jeux D’écolier

Le conseil de guerre. Sengle, les lèvres rasées, descendu de cellule, serre son revolver de sa main malgré les lavages encore gantée de bleu, dans la haute poche de sa capote réglementaire. Le bras droit du prisonnier est engainé dans une manche noire. Et il y a beaucoup d’autres prisonniers aux lèvres rasées et qui ont une manche noire, et ils semblent des escholiers anciens dans leurs costumes mi-partis.

Les formalités militaires se déroulent, et les plaidoyers pour la forme, avec au bout l’Afrique et les pioches, surtout un service plus long aux plus hasardeuses évasions.

Sengle libre au pistolet de tir faisait sept mouches au commandement. Il n’est maladroit qu’au lebel militaire. Un, deux, trois, quatre, cinq, il a gagné cinq feuilles de macarons au jeu de massacre ; cinq des plus chamarrés ont sauté de leur voiture. Six. Malgré la tradition des faits divers, Sengle n’a rien gardé pour lui. A travers l’encens précédent, il touche d’un bruit flasque la foule intermédiaire.

Dans la fumée dissipée, la veilleuse se balance toujours, et Sengle souillé essuie son ventre et sa poitrine avec son mouchoir.

 

II

Pataphysique

Sengle s’était cru le droit, de par son influence expérimentée sur l’habitus de petits objets, d’induire l’obéissance probable du monde. S’il n’est pas vrai qu’une vibration d’aile de mouche aille « faire une bosse derrière le monde », parce qu’il n’y a pas de derrière l’infini ou peut-être que les mouvements se transmettent cartésiennement en anneau (il est bien prouvé que les astres décrivent des ellipses ou tout au moins des spirales elliptiques de pas court, et qu’un homme dans un désert croyant aller droit marche vers sa gauche, et il n’y a pas beaucoup de comètes) ; il est évident qu’un petit mouvement rayonne en des déplacements d’extérieurs considérables, et que l’écroulement réciproque du monde n’est pas capable de mouvoir de façon à lui en donner conscience un roseau ; car ledit roseau, emporté dans la retraite, qui n’est jamais un sauve-qui-peut, des ambiances, resterait à sa file et à son rang et constaterait que ses rapports, selon les diverses formes de pensée, à ces ambiances ont permané.

Nosocome avait pendu sous un globe une paille horizontale à une soie de cocon, et vérifié que l’approche d’une chaleur animale ne déplaçait pas assez l’air inclus pour une libration. Sengle distant de plusieurs mètres obtenait des déclinaisons par un regard peu prolongé.

Sengle joua aux dés un jour, dans un bar, contre Severus Altmensch, au premier quinze. Il amena trois fois cinq, cinq et cinq. Et il prit plaisir à annoncer à Severus les points invraisemblables qu’il percevait tournoyer, avant leur sortie de l’opacité du cornet. Et, le second coup, déjà un peu ivre d’absinthes et cocktails, il jeta cinq, quatre… Le bourgeoisisme idiot de Severus ricanait ; et SIX. Personne ne joua plus aux dés avec lui, car il dépouillait de sommes considérables.

Sa force, expirée vers l’Extérieur, rentrait en lui drainant l’apport de combinaisons mathématiques. Sengle construisait ses littératures, curieusement et précisément équilibrées, par des sommeils d’une quinzaine de bonnes heures, après manger et boire ; et éjaculait en une écriture de quelque méchante demi-heure le résultat. Lequel on pouvait anatomiser et atomiser indéfiniment, chaque molécule étant cristallisée selon le système de la masse, avec des hiérarchies vitalisantes, comme les cellules d’un corps. Des professeurs de philosophie chantent que cette similitude aux productions naturelles est du Chef-d’Œuvre.

Et quant à sa vie pratique, il avait sûre confiance, ayant expérimenté toujours, à moins que le principe de l’induction ne soit faux, mais alors les lois physiques seraient donc toutes fausses aussi, qu’il n’avait qu’à s’en remettre au bienveillant retour des Extérieurs, qui le choqueraient et bloqueraient dans une série d’impasses d’actes, jusqu’à ce qu’il émergeât, par l’escalier intérieur du sel, au sommet de la Pyramide. Et cela ne l’avait jamais trompé.

Il résultait de ces rapports réciproques avec les Choses, qu’il était accoutumé à diriger avec sa pensée (mais nous en sommes tous là, et il n’est pas sûr du tout qu’il y ait une différence, même de temps, entre la pensée, la volition et l’acte, cf. la Sainte Trinité), qu’il ne distinguait pas du tout sa pensée de ses actes ni son rêve de sa veille ; et perfectionnant la leibnizienne définition, que la perception est une hallucination vraie, il ne voyait pas pourquoi ne pas dire : l’hallucination est une perception fausse, ou plus exactement : faible, ou tout à fait mieux : prévue (souvenue quelquefois, ce qui est la même chose). Et il pensait surtout qu’il n’y a que des hallucinations, ou que des perceptions, et qu’il n’y a ni nuits ni jours (malgré le titre de ce livre, ce qui fait qu’on l’a choisi), et que la vie est continue ; mais qu’on ne s’apercevrait pas du tout qu’elle est continue, ni même qu’elle soit, sans ces mouvements de pendule ; et on vérifie d’abord la vie aux battements du cœur. Il est très important que ce soient des battements ; mais que la diastole soit un repos de la systole, et que ces petites morts entretiennent la vie, explication qui n’est qu’une constatation, Sengle s’en foutait comme du savantasse, son quelconque auteur.

Le monde n’était qu’un immense bateau, avec Sengle au gouvernail ; et contrairement au concept hindou dela grande Tortue portant l’univers minime, l’image la moins absurde était celle de la balance romaine, un poids fabuleux reflété (le couteau intermédiaire du fléau étant la lentille, quoique cette supposition soit contraire à toutes les lois optiques) et équilibré par Sengle. Plus philosophiquement, et Sengle ne croyant pas pêché l’orgueil imaginait volontiers ce schéma formidable, construit alors en observant les théories de la formation des images, les rayons croisés au même point que ci-dessus, ainsi c’était bien Sengle qui s’identifiait à l’image agrandie, et la figure imaginaire ; et le monde minuscule, culbuté par la projection de son sosie gigantesque sur l’écran de l’autre plateau de la balance, croulait, comme une roue tourne, sous la traction du nouveau macrocosme.

Don Quichottisme un peu que la conception de ce grand moulin à vent, mais il n’y a encore que les imbéciles qui ne les connaissent que par la mouture.

Et Sengle avait dulcinifié ou déifié sa force.

 

III

Quelques Truismes

La science, disent les bourgeois, a détrôné la superstition : une maladie n’est plus causée par le malin esprit, mais par des microbes que l’on sait détruire d’après des règles connues. Or on va de la science parfaite au concret digne de La Palisse : car on dit ce qui est visible aux yeux mortels (ce sont toujours des yeux mortels, donc vulgaires et très imparfaits, les supposât-on renforcés des microscopes des savants ; et l’organe des sens étant une cause d’erreur, l’instrument scientifique amplifie le sens dans la direction de son erreur).

La doctrine ancienne dit : la maladie, le mal physique, tout ce qu’on voudra, est un épisode de la lutte éternelle d’Ahriman contre Ormutz, du principe du mal contre le principe du bien.

 

L’invocation d’Ormutz combat la cause du mal et non ce mal lui-même, qui n’est qu’un effet, renouvelable par conséquent tant que la cause subsiste.

Dans les intelligences supérieures, Ormutz et Ahriman se donnent la peine d’entrer en lutte en personne. Chez elles le mal est vaincu par la prière. Chez les âmes simples pareillement. C’est la théorie peu neuve du Dr Misès, qu’il n’y a point de différence entre la sphère, forme d’un corps rudimentaire, où ne se sont développées aucunes protubérances (Ormutz, dirons nous ici), où ne se sont creusées aucunes dénivellations (Ahriman), et la forme d’un corps parfait, qui est encore la sphère, parce que ce corps possédera toutes les protubérances et tous les creux (s’il est pur, ceux-ci au moins à l’état de souvenir, ce qui n’est point différent de ce que le vulgaire appelle la réalité actuelle), présentera donc une multitude de reliefs et de dépressions, sera infiniment rugueux — ce qui est la définition, comme on sait, du corps poli, le poli résultant de la petitesse extrême des saillies, qui est en raison directe de leur multiplicité. Ces intelligents supérieurs, en petit nombre, se reconnaissent à divers détails physiques. On peut dire d’eux ce que dit l’Évangile : « S’ils boivent quelque poison mortel, ils n’en éprouveront aucun mal. » Dans la vie pratique, les bourgeois ou les hommes de science les appellent des fous ou des malades, parce que le bourgeois n’est pas assez instruit pour étudier le corps et que le savant l’est trop — de l’histologie cérébrale — pour étudier l’âme.

Entre le savant et le bourgeois, même comparaison si l’on veut qu’entre l’esprit simple et l’homme de génie. Le savant est l’homme de génie de l’analyse (nous n’oublions pas l’esprit synthétique, dit-on, de Cl. Bernard, etc., mais toute science est plus analyse qu’une littérature, n’est-ce pas ?) parce qu’il sait, s’il ne la fait, qu’il y a une synthèse possible. Il omet toujours le principe de synthèse, qui est ce que nous appelons Dieu, principe vivant auquel ramène peut-être sans le savoir la théorie des idées-forces. Le bourgeois n’est pas capable de comprendre le principe de synthèse et le cherche tout de même — en analysant. Les résultats sont identiques.

 

IV

Le Tain Des Mares

Le clocher est semblable à un peuplier.

A la cime perche la Sainte dorée

Dans l’ombre, rose des vents mélancolique

Avec sa Fille, et sous leurs pieds les Reliques.

Sengle avait été conduit tout petit enfant à ce pèlerinage de Sainte-Anne, et en gardait des souvenirs qui étaient plusieurs.

D’abord, c’était le plus long voyage en chemin de fer qu’il eût fait, d’autant plus long qu’il avait toujours le mal de mer en chemin de fer.

Ensuite, on arrivait dans des cercles sacrés de pierre grise, et tout le monde montait à genoux des marches douloureuses, jusqu’au sommet d’un triangle de granit ; et il jouait debout parmi, parce qu’il était tout petit enfant.

 

Et il y avait au pied de l’escalier, sur une route droite, des fossés avec des mares et des grenouilles bleues, et Sengle aimait beaucoup les mares, parce qu’on ne sait jamais les bêtes qu’on y trouvera, ni même, avec le tarissement solaire, si l’on retrouvera des mares ou les mêmes mares, et on croit toujours les avoir rêvées.

La première impression d’amour de Sengle fut de vagues fuyantes devant sa course.

Il y avait de l’eau aussi, mais sans herbes ni bêtes, dans les trois bassins de pierre de la fontaine. Des vieilles offraient et vantaient des bolées de l’eau miraculeuse et vous les jetaient aux talons quand on passait outre, et maugréaient. L’une, à qui il refusait l’aumône, lui dit :

« Que le bon Dieu vous bénisse… que le bon Dieu vous bénisse, la paille au cul et le feu dedans. »

On acheta pour Sengle, à l’une de ces vieilles, une petite bague d’argent qui s’usa tout doucement, jusqu’à disparaître, sur son doigt.

Il connut la basilique illuminée toute la nuit comme un brasero du parvis, et fut la communion de la bouche rouge du grand portail.

Il s’extasia devant les costumes et la beauté grecque des filles, et rit un peu que les fils des fermiers les plus riches fussent signifiés par un pantalon plus sous les bras et la raideur plus courte de leurs blouses.

Il conçut Sainte Anne comme un astre double, soleil et lune, faisant les cordages secs des baves filamenteuses des grains, et nette la mer de ses mobiles verrues visqueuses ; et glaçant d’un tel froid les moulins incendiés, qu’elle congèle même la flamme.

Il ne vit jamais les pierres de Carnac ; mais que les piles du pont d’Auray étaient de granit triangulaire ; et il fit voir à des muettes ses paroles, et elles lui répondirent, quoique sourdes, avec une voix mathématique ; et un sourd-muet qui ne regarda ni ne répondit secoua la pendaison d’une lanterne sur trente squelettes en dessous d’une trappe.

Parmi les bruyères, penil des menhirs,

Selon un pourboire, le sourd-muet qui rôde

Autour du trou du champ des os des martyrs

Tâte avec sa lanterne au bout d’une corde.

Sur les flots de carmin, le vent souffle en cor.

La licorne de mer par la lande oscille.

L’ombre des spectres d’os, que la lune apporte,

Chasse de leur acier la martre et l’hermine.

 

Contre le chêne â forme humaine, elle a ri,

En mangeant le bruit des hannetons, C’havann,

Et s’ébouriffe, oursin, loin sur un rocher.

Le voyageur marchant sur son ombre écrit.

Sans attendre que le ciel marque minuit

Sous le batail de plumes la pierre sonne.

Et on le remmena à pied jusqu’à des gares, par une route matinale de genêts, ocellée des croissants de petits scorpions noirs.

Il ne revint jamais à Sainte-Anne, mais passa, en wagon, plusieurs fois devant la pancarte blanche et bleue indiquant le bourg. La nuit, une distance avant et une distance après, le bourg l’appela par le bruit de mer d’un pérennel trinqueballement de cloches ; le jour, levaient les doigts vers lui une multitude de petits ifs de Noël, tout pareils par leurs vergues retroussées à une forêt de chandeliers à sept branches du temple de Jérusalem.

Et il se souvenait d’une foule de choses qu’il avait vues à Sainte-Anne et qui n’y avaient jamais été, comme d’une Mort-Saint-Innocent, la tête en forme de massue de sauvage, avec qui il avait de longs pugilats en rêve, dans un inexistant caveau de la basilique.

 

Et Sainte Anne était tout l’aimable, aux sens et à l’âme, du plus ancien passé de Sengle.

Sengle élut donc Sainte Anne comme truchement de soi avec l’Extérieur et synthèse de toute sa force éparpillée en saxifrage dans les interstices des pierres militaires. Et il forma cette synthèse par une invocation perpétuelle selon soi et selon les rites.

Quand il la crut suffisante, il résolut une épreuve probante, afin de savoir si l’arme était prête.

 

V

Pendant Les Lampes

A quatre heures et demie, une sœur venait dire la prière dans les salles, et avant cinq heures on soupait. Sengle allait présenter à la sœur trois épaisses assiettes, pour le bouillon, l’aile de poulet et la pomme cuite, descendait à la cantine acheter une « crotte en chocolat », payait à l’infirmier le vin qui lui était défendu, et les six derniers quarts d’heure où il était permis de jouer ou lire s’égouttaient monotones dans les deux carcels que se disputaient le double centre et les deux bouts de la table longue.

Personne n’osait rester debout après sept heures, du jour où un sergent entra à sept heures juste dans la salle des Fiévreux, Sengle n’ayant que le temps de s’engainer tout vêtu dans ses draps, et prit pour quatre jours du Cabanon, là-haut, aux Détenus, les noms des non-couchés qui avaient eu la naïveté de laisser à leur chevet leurs feuilles.

A huit heures, tout chuchotement de lit à lit tu sous les réclamations des grands malades, il n’y avait pas d’exemple que quelqu’un fût éveillé dans la grande chambre ; et Sengle n’avait jamais pu rouvrir les yeux avant le froid des premières heures matinales, chu du vasistas de sa haute fenêtre.

La nuit, il n’y avait pas d’autres rondes que les pas emplumés de la vieille sœur, faisant boire les derniers venus, qu’elle jugeait les plus grands malades. Et Sengle les savait par ouï-dire.

Il ne crut rien pouvoir demander de plus difficile, pour l’épreuve de Sa-Dame, qu’un réveil en sursaut, cette nuit-là, à dix heures.

 

VI

Dricarpe

Dricarpe était ancien garçon marchand de vins — hum ? dit le Major. Il se vantait de n’avoir été arrêté qu’une fois pour escroquerie, laquelle consistait en l’annonce de vedettes d’un journal, qui n’existaient pas ; et que le dimanche viendrait le voir un cousin ex-perruquier aux Têtes-de-Veaux. Ses gestes étaient en sautoir, comme d’un valet de cartes, et sa face en forme de cœur ; l’haleine chaude et puante, les yeux toujours fermés, confondant leurs cils au duvet des joues blondes. Mains d’aveugle ou de modeleur, doigts de bossu ou de coupeur de bourses. Avec les claquantes savates d’hôpital, il marchait comme les chats-huants et les marlous nocturnes. Il témoigna d’une grande dévotion pour se faire bien voir de la sœur, et le matin

 

VII

Chevaux De Bois

Comme Don Quichotte chevauchant sa rosse entravée dans la forêt magique évadait vers les contes de sens dépourvus de Sancho le heurt invisible des marteaux-pilons, Sengle et Dricarpe sur leurs lits voisins écoutait et contait, et il y avait dans leurs cervelles des bruits de coups sur des cercueils fermés, ou, par les fentes de portes, vers la lumière. Et il leur paraissait naturel d’aboutir à des histoires de prisons, car on sait si bien êtreautre chose que la fable entendue qu’ainsi ils étaient comparativement libres, leurs paroles chassant au-dehors les verrous. Le conte de Sancho s’interrompait en des explosions de peur burlesque ; les poumons de Dricarpe s’écroulaient et coulaient en pus dans ses paroles, et il y avait des haltes tintantes de crachoirs reposés. Ainsi ils chevauchaient pardessus les platanes et cyprès balancés du jardin.

 

fit les lits de tous les malades, afin d’avoir plus à manger ; contradictoirement l’engueula et la terrifia de jurons imprévus. Fuma avec frénésie, comme il se serait limé le larynx ; crachait du sang sans cela, et des mucosités immondes que Carlyle a signifiées en nommant les ordures des oiseaux mous auxquels Dricarpe était pareil : owl-droppings. Semblait ébloui de la grandeur des salles, et de la liberté intérieure absurde, puisqu’enclose de grilles. En tout, craintif aux bruits et aux lueurs, et hardi contre la surveillance comme un pour qui les circonstances auraient fait l’idée de prison presque innée.

 

VIII

Mendiants Et Prisons

Dricarpe dit :

« Je vais d’abord vous raconter une histoire de mendiants. Deux mendiants se rencontrent rue de Rivoli : « Viens, nous irons chez ce petit charbonnier boire un verre. » C’est un aveugle qui dit cela à un paralysé qui tremble. Deux demi-setiers. Le paralysé se fait lire le journal par l’aveugle et lui dit : « A la tienne. »

Il s’interrompit pour cracher longuement, dans des convulsions, et commença, comme suivant des notes, une autre histoire.

« Une mendiante à la lettre avait emmené son enfant dans la journée. S’était saoulée avec d’autres mendiantes. Rencontre un marchand de fleurs mendiant. Il lui offre un verre. Elle aussi. Plusieurs verres. Au bout, il était neuf heures du soir. A neuf heures, n’ayant plus d’argent, elle ni le marchand de fleurs, il lui dit : « Prête-moi ton enfant pour aller chiner pour boire. »

« Le voilà parti avec l’enfant aux terrasses et elle suivait par-derrière. Lui profite du moment qu’elle était saoule, s’en va avec l’enfant, et il avait fait une recette entre les deux, huit à neuf francs. S’en va avec l’enfant chez un marchand de vins, où il y avait des putains. Le connaissant et voyant ce beau petit enfant, elles offrent au petit du lait et des gâteaux. Lui boit quelques verres et s’en va avec l’enfant coucher dans un hôtel, rue Simon-Lefranc, met le petit dans le lit et saoul se couche sur le tapis, pour qu’on ne l’accuse pas de viol. Se réveillant le lendemain matin, n’ayant plus le sou, s’en va avec l’enfant dans les Champs-Élysées, le matin vers midi mendier pour faire son déjeuner. Va ramasser à la Madeleine de vieilles fleurs pour chiner. Fait son déjeuner et s’en va boire un verre chez Monsieur Rabus. On lui dit que la mère vient de venir, il prend son verre et laisse l’enfant dans le coin. Mais ce que la mère a été faire au poste : pleurer, a été volé, etc. Alors s’amène et le retrouve chez le marchand de vins. »

 

Il cracha encore et dit à Sengle :

« Je vais vous parler des jeunes filles mendiantes. Des parents les envoient, et les petits garçons, à partir de six ans jusqu’à dix-huit, vendre pour la frime, épingles, crayons, lacets dans un panier, principalement aux alentours des grands magasins, Louvre, Bon Marché. Ils sont forcés de rapporter telle somme à leurs parents, de deux à six francs ; mais au lieu de vendre ils font plutôt le truc. Et les parents sont plutôt un peu de leur faute parce qu’ils taxent les enfants, ne font rien et les battent.

« Je vous parlerai un autre jour des mendiants qui louent des enfants… des femmes mariées mal avec leurs maris pour putanisme, de la dernière classe. Il y en a qui ont des enfants et boivent entre elles, alors que le mari ne rapporte pas assez d’argent. Il y en a qui n’ont pas d’enfants et s’adressent à celles qui en ont, et voisines. S’en vont avec un ou deux implorer, parce qu’elles ont plus de toupet que celles qui sont mères véritablement. Les premières louent pour boire, ayant peur que leur mari les apprenne mendiantes.

« Les estropiés : les estropiés, bancals, etc.

 

Leur principale vie, se lever à huit heures pour aller faire leur tournée jusqu’à onze ; et leurs outils, entre eux, c’est de boire quelques verres, soit deux ou trois absinthes, pour travailler. « Passe-moi mes outils », disent-ils devant le public. Appellent chantier le lieu où ils travaillent (mendient), et leur travail fini se donnent rendez-vous pour dîner entre eux, dans des bouges que sont généralement les taules où ils vont manger. Après, boivent jusqu’à deux heures et demie. C’est l’heure que « le rupin commence à sortir », pour se remettre en chantier, parce qu’ils n’ont plus de pognon. Si la recette est bonne, ne travaillent que jusqu’à cinq ou six heures. Sinon, vont chez le bistro pour se redonner du toupet et faire la sortie des ouvrières, avenue de l’Opéra ou rue de la Paix ou bien rue Tronchet, et à la Madeleine. Vont dîner ensuite, et commencent à se saouler jusqu’à dix ou onze heures. S’ils sont trop saouls, vont se coucher, ou sinon faire la sortie des théâtres. Des fois, rencontrent quelques vieilles mendiantes (trente ou quarante ans) comme eux, qui vont coucher avec eux pour avoir la croûte et la taule, parce qu’elles n’ont rien fait. Ou des jeunes filles de vingt ans se mettent avec l’estropié pour l’argent, ne sachant faire débrouillardement la noce…

« Il y a les mendiants au marchand de journaux…

« Mais les mendiants valides sont le plus souvent en prison… »

 

IX

Reportage

Six heures du soir, un entrant en mac-farlane bleu et un infirmier qui porte son billet d’hôpital.

« Voici Monsieur Philippe, dit à Sengle Dricarpe en le voyant se retourner vers la lumière.

— Bonjour, Monsieur, dit le petit en détachant sa veste et ses brodequins à éperons pour se coucher dans le lit à gauche de Sengle ; vous attendez la réforme aussi ?

— Dans un mois.

— Alors je vais être libre avant vous… Est-ce qu’on va prendre ma température ce soir ? J’ai un peu de fièvre. Mais c’est grand ici, sale et triste. On ne peut pas sortir tous les jours ?

— En demandant la permission au médecin chef. Mais j’aimerais mieux la réforme d’abord et une seule grande sortie après.

 

— Vous savez que de sortir ça ne m’a pas été utile à Biarritz ?

— Je sais, j’ai lu.

— Parce que je n’étais pas dans ma résidence assignée. Je me suis caché dans une auberge où ils m’ont vendu comme des brutes. Sans cela, je filais à cheval jusque chez moi, je me couchais et j’étais inviolable. Mais les gendarmes m’ont pris avant. »

Il parlait bref et vite, d’une voix d’enfant confiant pressé ou haletant. Deux infirmiers vinrent avec un thermomètre.

« Vous avez de la fièvre ? dit l’infirmier de visite.

— J’en ai toujours eu peu le soir.

— Avez-vous 38 ? Oh oui, vous êtes tout moite et puis il ne faut pas vous fatiguer. »

Et l’infirmier d’exploitation fit un point et un trait sur la feuille quadrillée à la lueur d’une bougie placée sur la tablette à la tête du lit.

« A quelle heure la visite ? demanda Philippe.

— A huit heures. On se lève avant, mais on n’est pas forcé.

— Pour la visite, on se couche ?

— Oui, cela vaut mieux les premiers jours.

 

— Je me coucherai. »

Le planton entra.

« Monsieur, voilà vos lettres et journaux, dit-il obséquieux.

— Merci bien… Vous pouvez vous en aller. Quelle tête de betterave, dit-il à Sengle.

— Oui, pas mal », répondit Sengle assoupi déjà. Les infirmiers avaient laissé avec prévenance le chandelier au verre ovoïde au chevet, et la tête blonde aux lèvres sensuelles et au menton violent, ensemble presque féminin pourtant, flottait sur le craquement des journaux dépliés. Les infirmiers regardaient en contemplation curieuse et respectueuse assez comique. L’un apporta un crachoir de porcelaine blanche.

« Merci bien, mais je ne crache pas beaucoup. » Sengle s’endormit tout à fait.

« N’est-ce pas qu’il est très gentil ? » lui dit Dricarpe comme il fermait les yeux, percevant deux derniers rayons de la bougie et de la veilleuse suspendue, jambages inférieurs d’un R d’or gigantesque.

 

X

Heure Militaire

« Tu ne vas pas me dire que tu ne te fais pas dauffer, avec ton foulard autour du cou, Mademoiselle Tata !

— Je vais te foutre sur la gueule.

— Faut pas me la faire, il n’y a qu’à te voir marcher, je vais te dauffer moi-même. On n’est pas beau, mais on est si cochon. Un peu sur le bord… »

Une rixe, une baïonnette tirée, avec le même bruit qu’un pistolet qu’on arme ; un petit bleu infirmier qui s’effondre à la renverse sur les pieds de Sengle ; un gros corps par-dessus, sang et vomissure.

Sengle se réveille, ne comprend rien, est dégoûté, se souvient, et demande à Dricarpe, réveillé dès les premiers heurts et qui répond

 

parce qu’il n’a pas vu le meurtre invraisemblable :

« Quelle heure est-il ?

— Dix heures sont sonnées il y a une minute. »

 

XI

Jusqu’à Une Date

Sengle cessa d’être actif, ce qui consistait pour lui à épier si l’Extérieur surnaturel s’occupait de lui construire ses œuvres, et prit conscience du temps par le discontinu des événements, sans lien que successif, qui défilèrent jusqu’à une bienheureuse date. Ainsi Sengle libre, comme un enfant une image d’Épinal, regarda plus tard passer des parades militaires, lui étant agréable, même d’un passé horrible, de se souvenir.

Tel jour, un soir.

Ravachol, ainsi nommé parce qu’il savait lire et exposait par intervalles, d’une seule phrase, quelque idée anarchique très simple et toujours

 

la même. Au bout d’un très grand nombre d’années de service, il avait attrapé au Tonkin la vérole et une fièvre dont il resta hémiplégique. Il était à sa troisième année d’hôpital, attendant les douze cents francs de la pension n°1, pour blessures de guerre. L’Administration tâchait de conclure à une hémiplégie post-syphilitique, et faute de mieux, d’arriver à confisquer ses papiers et l’expulser de l’hôpital.

Cela arriva une fois : Ravachol s’arrêta avec son squelette extérieur de béquilles compliquées contre une borne, ôta son képi et mendia :

« Alsacien, blessé au Tonkin… »

Un député le fit réinstaller.

Philippe donna à Ravachol deux louis. Astiqué en vieux militaire, il sortit avec un infirmier, vers une maison à soldats ; et il promit cinq francs à l’infirmier pour qu’il le posât sur la femme, comme il l’étendait sur son lit dans la chambre des Fiévreux, et mût vigoureusement, à des commandements militaires, ses reins paralysés.

Il rentra très ivre, et joua aux dames, à quoi il était très fort, avec un gros aphasique. L’aphasique perdant lui donna un coup de poing ; Ravachol prit le damier par un angle et frappa ;

 

et, sans béquilles, il s’écroula à la suite du poids, parmi les rires.

Tel jour, un matin.

Les deux majors vinrent au lit de Philippe. Le plus gradé était celui qui avait le moins de titres médicaux.

« Êtes-vous sûr que ce ne soit pas un comédien ? dit-il en montrant Philippe. Vous savez qu’on a inventé des appareils très perfectionnés pour transporter les crachats tuberculeux. Au fond d’une éprouvette grosse et courte. Il y a un tube qui va jusqu’au fond. On souffle par un autre tube. On peut dissimuler le tout dans sa main. On l’approche de sa bouche, et le crachat sort.

— Monsieur le Principal, l’avez-vous ausculté ? Il y a une caverne bien soufflante et bruissante ici à gauche.

— Il y a évidemment une caverne, dit le haut gradé après avoir écouté, sans avoir l’air de savoir d’ailleurs à quels signes on reconnaissait une caverne. C’est un vrai nid de bacilles, là-dedans. Je ne m’étonne plus de ses crachats. Il faut le ponctionner, assurément.

 

— Pardon, Monsieur… Monsieur le Principal, veux-je dire, dit Philippe. J’ai cette caverne depuis l’âge de douze ans et je sais que ce poumon gauche est entièrement perdu ; mais le docteur * * * qui me soigne m’a dit de ne jamais me laisser ponctionner ; elle est circonscrite et cette opération l’étendrait. Je prends mon parti qu’on ne me réforme pas, mais je ne veux pas qu’on me tue.

— Là, là, calmez-vous, on ne vous fera rien, dit le second major en lui donnant une petite tape derrière la tête. Laissez-moi aussi vous ausculter.

— Quel soldat ça fait, dit le Principal voyant Philippe subitement évanoui. Enfin, votre canule est placée ?

— Parfaitement, mais j’ai dû toucher la pointe du cœur. Pourquoi a-t-il bougé au lieu de se laisser faire ?

— Cela me tire, j’étouffe, dit Philippe remis sur son séant.

— Mais on ne vous ponctionne pas, dit le Principal. Ce n’est pas une seringue, c’est une sonde. Enfin, puisque le trou est fait, laissez- nous vous débarrasser : aussi bien, la caverne est explorée maintenant…

 

— J’ai plus confiance en mon médecin qu’en vous, jeta Philippe.

— Prenez garde, vous risquez plus en ne continuant pas.

— Allons, tant pis, dit Philippe en serrant les dents, malgré les signes de Sengle qui lui siffla :

— Jeune daim ! »

Le bruit grinçant de la petite pompe alterne, les stagiaires font cercle, le liquide rouge distille dans le flacon à trois tubulures que tient l’infirmier.

Philippe ne dit plus rien, sa chemise est rabattue sur sa tête.

« Ah ça, il n’avait pas besoin d’être ponctionné, dit le Principal.

— Peut-être la canule est-elle mal placée, dit le Major.

— Enfin, continuez, dit-il à l’infirmier, on verra ce qui sortira enfin.

— Il ne vient que du sang et des fibrilles de chair.

— Ça ne fait rien, ça lui aura valu toujours une bonne saignée, dit en se frottant les mains le Principal. On a tort d’abandonner cette ancienne pratique, ça n’a jamais fait de mal à personne. »

 

Ils partent, Sengle engueule Philippe de tous les noms, pendant que le caporal-infirmier applique sur la piqûre du dos haletant un peu de collodion.

Tel jour, une après-midi.

Sur un banc, ils jouèrent aux dés, jetèrent du pain aux moineaux et organisèrent des courses de feuilles de platane, sous le vent qui roulait devant eux, vers une pièce d’eau. Puis Dricarpe reprit ses histoires — ou la sienne :

« Il y a des mendiants à qui ça ne fait rien d’être pris, parce qu’ils ont des places dans les prisons de la Seine. Ça ne leur fait rien d’être condamnés à six mois ou un an. Ils ont débuts par un mois ou deux et en ont pris le vice ; ils ne veulent plus travailler dehors et chinent en sortant, pour avoir une place de contremaître aux chaussons (1 fr. 25 par jour), ou aux ballons, sacs, etc. Ou à la cuisine. Ils sont plus libres et n’ont presque rien à faire. On les met là-bas parce qu’ils gagnent (certains) moins d’argent. Il y a cinq dixièmes pour le détenu et cinq pour la maison. Le détenu à cinq dixièmes en a cinq pour la cantine et cinq pour la masse à la sortie.

 

Il y en a qui n’ont que quatre dixièmes ou trois dixièmes, ceux qui ont plus d’un an de prison et ceux qui ont plus de cinq ans.

« On les met contremaîtres parce qu’ils ont plus d’influence sur les jeunes et savent mieux le métier, et mouchardent aux gardiens, et aussi principalement parce qu’ils ont tant de bénéf sur la marchandise, un sou sur tant de mille de sacs, ou quatre francs par mois, ou deux centimes, ou sur cinq cents lampions de faits. Ils ont le droit de dépenser cette gratification, pour que le travail se fasse mieux et plus vite. S’ils travaillaient, ils gagneraient moins. Et ils n’ont que trois dixièmes. On met la gratification sur la cantine.

« Le travail des estropiés dans les prisons ? Dans le temps ils ne travaillaient pas, un manchot ne travaillait pas. On lui faisait faire la queue de cervelas dans la cour avec les inoccupés. On leur fait coudre des sacs et faire des boîtes de bûches pour allumer le feu. Ou bien plantons pour tirer la cloche, ou au greffe pour appeler les personnes qui sont dans les ateliers pour aller au greffe. Les vieux, à partir de soixante ans, ou qui voient mal clair, on leur trouve toujours du travail pour les occuper, soit à Nanterre.

 

On les met au Sénat, qui consiste à trier des rognures de papier de la maison Hachette les de couleur et les blanches. Ils se font mettre là parce qu’ils sont classés là mais n’y travaillent pas. Il y a juste place pour quatre ou cinq, et il y en a jusqu’à quatre-vingts. Ils peuvent attendre un mois avant de travailler, et sont partis avant.

« L’infirmerie de Nanterre appartient à l’Assistance publique. Il y a des médecins très bons… Il y en a. Les malades sont des vieux à moitié fichus. Quand on va à la visite, le médecin donne surtout de l’Hunyadi-Janos ou du bismuth, car il n’y a pas de place pour les grands malades et ce sont les flemmards qui y sont. Pour quatre-vingts, le médecin en a pour dix minutes. Donne à ceux en traitement des pointes de feu ou des ventouses. A une diarrhée :

« Vous lui donnerez une journée de repos, vous le laisserez au réfectoire pour qu’il n’attrape pas froid. »

« Pour les bronchites, donne un verre de tisane froide. Quand ça change de boulanger, le pain est bon mais guère meilleur que dans les prisons et au-dessous du pain de troupe. On fait des bonshommes avec la pâte. La corbeille de l’exposition.

« Je vous parlerai encore des marchandes de fleurs, des jeunes filles qui font semblant de vendre des fleurs le soir à la main et font plutôt le truc, près de l’Olympia, rue de Sèze, au rond-point… »

… La visite de Nosocome parle du régiment :

Le piquet en bas. Au feu !

Nosocome était rentré depuis six jours de convalescence. On lui avait refusé de se louer un remplaçant afin de pouvoir sortir. Il part avec son peloton en tenue de corvée derrière la pompe.

L’incendie, comme tous les incendies. Il y a une façade en fer qui ne brûle pas, mais chauffe seulement, par où l’on peut monter pour porter plus haut la lance et sauver des objets. Nosocome grimpe le premier et après quelques mètres est abattu par une poutre. Les plaies de son bras et de son pied, pour lesquelles il avait été couché deux mois, se rouvrent dans l’effort d’avant la chute. N’importe, il remonte et les officiers le regardent avec beaucoup de soin.

 

« Il n’y a plus de danger, dit le lieutenant du premier peloton. Menons-les manœuvrer un peu, le Champ de Foire n’est pas loin. Ils n’ont pas d’armes, on leur fera faire de la boxe. L’autre peloton, qui est en tenue de service, fera des feux en marchant.

— On va en laisser pourtant quelques-uns, dit le lieutenant Vensuet, pour garder le feu et puis ça les reposera. Ils en ont besoin. Ou plutôt, on va renvoyer les éclopés à la caserne et les autres pivoteront.

— Et ce grand diable là-bas, qui est pour s’en aller avec eux. Bougre de Savoyard de tireur au cul, voulez-vous rester là et attendre vos camarades pour partir à la manœuvre !

— Il a bien travaillé ce militaire, vint dire le paysan incendié. Il s’est blessé et a saigné partout.

— C’est Nosocome, dit Vensuet, je le reconnais à présent.

— Ah ! c’est Nosocome, dit le premier lieutenant, alors c’est différent, il n’a pas besoin de se reposer, il va rester avec nous. Rassemblement, à droite alignement. Couvrez derrière votre chef de file, Nosocome, bougre d’andouillard. Fixe. Par le flanc droit… »

 

Telle nuit.

Le planton à tête de betterave fut victime d’une bonne plaisanterie. Tirant sa flemme deux ou trois jours pour « courbature » attrapée, dit paternellement le major, « en pissant contre un mur ? » il dormait toute la journée ou blaguait en rires sonores près de Philippe, qui ne se levait plus jamais. Sa tuberculose ayant été diagnostiquée « à forme typhoïque », des infirmiers l’empoignaient d’heure en heure, et l’ayant mis nu le précipitaient dans une baignoire glacée, contre son lit. Aux hurlements rythmiques, la nuit, des malades se retournaient, forgerons ou laboureurs colossaux, puis marchaient vers son lit avec menaces de lui casser la gueule. On le mit enfin dans une chambre isolée, au bout de la grande, sans autre voisin qu’un Normand qu’on croyait simulateur parce qu’il restait paralysé depuis deux jours du bras gauche à la suite de la maladroite piqûre d’éther d’un stagiaire. Et les cris habituels de Philippe se devinaient, à des heures, comme des sonneries ou des cloches. Puis il fut mieux et trouva plus gai qu’on lui accordât d’être retransporté dans la grande chambre, où le planton rieur dormait toujours.

La veille de l’aventure, le petit tuberculeux fit signe à l’aumônier passant sa ronde, lequel revint vite avec des ornements sacerdotaux à double face, vêtus prestement, sans qu’on fît attention. Il confessa en parlant tout seul, retourna les couleurs des chasubles discrètes et des étoles clandestines, communia le malade. Après la nuit, celui-ci fut très bien, grâce à quarante grammes d’alcool, don du Major, aigué de la promesse de congés forts longs. Et puis soudain il fut tout pâle, ahannant les mouvements de ses côtes dans un demi-cercle de badauds accourus des jeux des tables. La tête de betterave sommeillait la bouche fendue. Et puis l’administré jaunit tout d’un coup, maquillé d’une grimace, et la betterave sauta en chemise et courut en hurlant par les salles, l’escalier et le jardin. Des militaires vinrent avec une bière passe-partout, et deux jours après la badauderie précédente se renouvela devant les vitres de l’amphithéâtre. Pour la première fois Sengle prit conscience qu’il était dans un hôpital traditionnel.

 

XII

Il N’y A Qu’un Juste À Sodome

Le Major, qui était exceptionnellement un savant, travaillant pour soi, pas militaire du tout et pas tropmédecin, proposa Sengle pour la réforme, ayant pris le service dans la salle quand Sengle n’était plusvisiblement malade, parce qu’il comprit qu’il mourait de nostalgie — quoique ce cas ne soit pas prévu dans les livres des majors. Il proposa Dricarpe, qui était « par bonheur » assez malade pour que le règlement l’autorisât (on est plus sévère pour la réforme des disciplinaires) et le sauva des bagnes futurs.

Il avait voulu proposer Philippe et fut le seul qui le reconnût bien véritablement malade, son supérieur hiérarchique préférant l’envoyer mourir ailleurs, afin que son hôpital ne fût pas responsable.

Il causa avec Sengle, lui donnant d’excellents et intelligents conseils pour son hygiène dans sa vie civile, et ils parlèrent ensemble des médecins militaires.

« Je suis épouvanté, dit le Major, de l’ignorance des médecins stagiaires et de leur stupidité. Vous aviez mal vu, c’était un stagiaire qui toucha de son trocart la pointe du cœur de Philippe.

« Plus nuls que les plus nuls médecins civils, ils vont dans des provinces trancher en une minute des existences innombrables. Le rôle serait si beau du médecin-major, unique soupape de sûreté de cette chaudière d’enfer de l’armée, qui éclatera sous la révolte des intelligents — ou des malades torturés — si on ne les lâche. Si le militarisme subsiste, l’État devrait faire millionnaires les deux ou trois grands médecins dont il s’honore, pour compenser la tâche fabuleuse qu’il leur donnerait, et à leurs élèves, de décider de la vie de l’intelligence — avant l’armée et pendant l’armée. Car il n’y a que les intellectuels qui risquent d’y périr. Et on enverrait au bagne, ou on ferait clercs d’huissier ou vidangeurs les actuels cuistres et bourreaux. Je tremble en prévoyant que mon fils leur passera par les pattes…

— Le ferez-vous réformer ? » dit Sengle. Le Major parla d’autre chose.

 

XIII

Dernières Gueules

La veille de la réforme.

« Eh bien, Sengle, lui dit le Major, c’est demain. Vous n’avez pas un poil de sec ? Allez faire un tour dans le jardin, tâchez d’aspirer assez du bleu du ciel pour en garder à vos paupières et à vos doigts. »

Sengle passa devant divers officiers malades qui n’exigèrent pas le salut, confiants dans les écriteaux de leur allée : On est prié de ne pas exciter, etc. Et il fit le tour du bassin circulaire. Il n’y tombait plus de feuilles, et toutes celles qui y étaient tombées avaient coulé. Leur tas nivelé montait jusque sous la surface, et il n’y avait plus qu’un grand tapis en couronne de velours pourpre un peu mouillé. Les poissons rouges nageaient le long de la circonférence, la moitié du corps hors de l’eau, comme sur les estampes ; ils firent un tour entier devant Sengle, un gros en tête ; et n’ayant trouvé en cette exploration déjà des centaines de fois renouvelée une eau non empoisonnée du sang des feuilles, ils repartirent, comme au pas, avec le une-deux haletant de leurs ouïes militaires.

Un des petits pantalons garance, le museau à la chute du jet central, tétait la vie — et Sengle l’heure — à la solitaire clepsydre.

 

Livre V

Sisyphe Favori

Hélène Suasse, abandonnée des médecins et à l’agonie… vomit un serpent à deux têtes.

Ex-voto de la basilique de Sainte-Anne.

 

I

Un Peu De Sacrilège

Sengle était catholique et se confessait — à des intervalles — à un jeune prêtre qu’il avait eu beaucoup de peine à trouver, et qui approuvait presque une fois pour toutes ses fautes — dans le sens de sa nature et comme telles (s’il n’était pas scandaleux de juger ainsi des fautes) tendant vers Dieu. Ceux dont l’intelligence et le corps sont élus, à moins d’imprévu détraquement, se laissent aller dans la gravitation de leurs actes autour de leur synthèse intérieure, et ne désobéissent à aucune prescription du Décalogue, respectant en Dieu soi. Les commandements altruistes : « Le bien d’autrui… » sont d’aristocratiques formules d’isolement. « Dieu en vain tu ne jureras » est la seule courtoisie valable ; il est ridicule de cracher sur son miroir, même l’inspectant par des besicles grossissantes. Les œuvres de chair ne sont non répugnantes qu’avec des pairs ; et en effet ce n’est que la fornication que défendit Moïse.

Et Sengle, pour compenser dans la symétrie de l’Extérieur le paradoxe de sa liberté non-conforme, condescendit, dans l’un des panneaux du triptyque de la confession, à s’agenouiller, quoique dans la guérite centrale épiât un prêtre militaire.

Et la confession fut comme toute confession, avec cet amusement que le prêtre crut parler à la soldatesque coutumière, l’interrogeant d’abord des ivrogneries, lupanars et jurons.

« Non », répondit simplement Sengle aux questions ; puis il s’accusa sur quelques points qu’il prit la peine d’expliquer sommaires ; et enfin reçut la formule dont le vieux zouave sacerdotal n’était que transmetteur.

Après les assassinats possibles acceptés, et tout le nécessaire pour l’évasion vers soi, Sengle n’avait pas prévu qu’il fût plus complet, dans la culbute de tout, de repousser aussi du talon, pas trop directement sans doute, Dieu. On lui rendrait son être libre après le Consummatum est comme dernier mot de passe du militaire.

 

L’aumônier, ayant compris un peu et honoré dans son âme confuse d’avoir parlé avec un intelligent qui demain serait quelqu’un et non plus un homme ; peut-être simplement suivant des adieux usités au lâcher successif de ses ouailles prisonnières, l’interrogeait sur sa santé, demandant des détails.

Sengle résolument et sincèrement conta les souffrances nosologiques, son cœur anatomiquement curieux vérifié par des docteurs divers, et toute la vérité selon les certificats et l’intérieur de l’hôpital.

Puis au matin il s’acquitta du nécessaire sacrilège.

Dom***, à qui il s’accusa ou glorifia plus tard, jugea :

« Les Commandements seraient monstrueux d’exiger la confidence d’un soi compliqué à qui n’en est pas digne. Le Christ en ses paraboles parlait selon l’actuelle compréhension des peuples. Et il faut se faire foule pour entretenir la foule — sauf dans l’œuvre d’art, qui ne la regarde pas. »

 

II

Mythologies

Sengle prit son miroir, et y relut l’histoire de Sisyphe.

La montagne était construite avec beaucoup de soin :

En forme de tétraèdre, ou de pyramide issue de trois escaliers joints, dont les degrés, d’après une loi certaine, à mesure qu’ils s’étrécissaient vers la cime, paraissaient hauts d’autant plus.

Et l’Éternel des armées remit entre les mains de Monsieur Sisyphe le rocher fatidique, raboteux de tant d’aspérités qu’on ne le pouvait mieux comparer qu’à une boule parfaitement polie.

Et l’Éternel l’instruisit et dit :

 

« Voici, j’ai permis pour toi seul que le diamant, selon des plans nouveaux de clivage, puisse être taillé en forme de boule

« Parce qu’ainsi, étant infiniment dur, il sera d’une élasticité infinie

« Et quand tu auras gravi deux, trois ou quatre degrés de la pyramide

« Avec cette sphère entre tes mains, et que par sa lubricité elle se dérobera à tes ongles, car elle est très lourde,

« Elle rebondira des degrés de porphyre rouge à une distance deux, quatre ou huit fois géométriquement progressante à travers la plaine de turquoise

« Et il sera tout à fait impossible que tu la portes au sommet.

« C’est pourquoi je te donne pour tâche (sous peine de mort, et il y aura un de mes anges de plus en plus important à mesure que tu t’élèveras, et dont la puissance sera semblable à la superposition de plusieurs degrés dorés, pour veiller à ce que tu ne t’arrêtes nul moment) de porter la sphère de diamant dans la coupelle terminale de la pyramide de porphyre ;

« Et de peur que tu ne te dépites et ne grimpes précipitamment, ainsi qu’un être dépourvu de sens, exaspéré comme un homme qui joue au bilboquet jusqu’à la mort et ne dote jamais d’une tête les épaules du pal ;

« Voici : je vais t’attacher un boulet à chaque jambe, et ainsi tu iras moins vite et il sera moins fatigant de te regarder ;

« Et toi, dirige bien ta volonté en un seul sens, la direction du sommet de cette montagne ;

« Après qu’on t’aura rasé la tête et habillé en forçat ; car je ne veux point anéantir l’intelligence ; et pour ce, désire ne point connaître que tu en aies une.

« Et afin qu’on sache ma puissance, je permettrai que le peuple te vienne voir deux fois par jour, j’entends ceux qui ont du sens, c’est-à-dire les hommes gras et rassis, les bonnes et les petits enfants.

« Et ces derniers te trouveront très beau, et toi tu seras très fier, et ils désireront tous d’être semblables à toi, au moins jusqu’à l’âge de raison.

« Et moi je te donnerai tous les jours, au récité de ton Pater, une obole et quelque morceau de pain chaumeni,

« Et je te donnerai aussi le repos, quand tu auras fini de monter ta sphère

 

« Comme un escarbot roule une merde.

« Et pour que tu aies plaisir à ce travail, il t’est permis et même enjoint, pendant ce repos octroyé,

« De polir ton diamant avec les scrupules d’une brosse douce (c’est un vieux bouchon de carafe, il lui faut des soins assidus) et avec tout ce qu’il te paraîtra bon d’acquérir à son usage, dépensant sans contrôle de tes argents ce que tu voudras ;

« Et ce faisant tu fuiras l’oisiveté et le sommeil et te diras que tu es un martyr, ou plutôt je préfère que tu parfasses ta tâche sans du tout penser ni dire, mais avec d’autant plus de soin

« Comme moi, j’ai construit cette montagne. »

Et Monsieur Sisyphe, qui était un homme très sage, observa toutes ces obédiences au pied de la lettre.

Au bout d’un lustre descendit l’Éternel des armées comme une araignée féroce, se demandant à quoi pouvait servir le travail de Monsieur Sisyphe pendant ces cinq ans écoulés. Le Destin son père lui avait dit que cette sphère de diamant était le symbole de la foudre (en boule) que l’on ferait rouler, quand ils voudraient réattaquer le ciel, sur la tête des Géants. Mais l’Éternel savait très bien qu’à la rénovation de ce cataclysme, Monsieur Sisyphe laisserait tomber son bouchon de carafe et passerait temps à voir égorgeter les anges accrochés aux degrés comme des larbins à une voiture. D’ailleurs, comment décerveler un géant avec un bouchon de carafe ? — Que n’y avait-il pensé plus tôt ? L’Éternel des armées allait établir le long de sa montagne de porphyre, du corps d’une guêpe énorme desséchée, après avoir vidé la peau dure, un wagon de montagnes russes, utilisant la force inemployée (utilement) et complaisante de Monsieur Sisyphe, et ainsi récupérer quelques argents.

Et il se précipita, solennel pourtant toujours ; et les anges-larbins sonnèrent des trompettes, et ceux qui étaient le plus haut perchés sonnèrent des trompettes avec plus de respect, donc plus fort, et ainsi, la perspective du son observée, l’Éternel n’entendit qu’une égale intensité des trompettes, comme si un seul étage de larbins avait sonné des trompettes.

 

Et les Danaïdes, pendant immémorial de l’autre côté de la cheminée à Monsieur Sisyphe, voulurent battre du tambour sur leur fût traditionnel ; mais il y avait trop longtemps qu’il était percé (cette explication est d’ailleurs absurde, se dirent-elles ; car une trompette sonne parce qu’elle est forée de bout en bout ; et si notre tambour n’était défoncé il serait, par conséquent, plus impossible encore d’en tirer un son. Et l’Éternel des armées n’aura rien à boire).

Quant l’Éternel des armées se fut avancé pour marcher vers la montagne de porphyre, il était malade. Car la sphère de diamant, qui était devenue un vrai diamant, brillait au soleil cervicalement sur la montagne, et Monsieur Sisyphe se reposait pour une valeur considérable sur la montagne inaccessible. Et l’Éternel ouvrit la bouche et Monsieur Sisyphe aussi, et l’Éternel écouta, et Monsieur Sisyphe parla ainsi :

« Cher Maître,

« Vous avez créé toutes choses, Darwin et cette loi que la fonction fait l’organe ou le développe s’il existe déjà, les exercices physiques, l’entraînement et Choppy Warburton.

« Vous m’avez remis entre les mains une sphère de diamant si lourde qu’au bout de quelques secondes mes mains lassées devaient la laisser échapper ; et sa masse croissant dans sa chute selon une fort belle loi je devais courir après et recommencer de plus loin mon travail. Ce est très beau.

« Mais portée entre mes mains le poids de cette sphère restait invariable, et m’adonnant — pour Vous servir — à cet hygiénique sport, la force de mes muscles croissait par l’entraînement et la boule n’était pas plus lourde. Comme le carré de la vitesse pour ainsi dire aussi, devait croître mon aptitude à transférer la boule dans la coupelle où Vous m’aviez ordonné.

« Il serait somptueux d’ajouter que même, approchant de la cime, m’éloignant de la terre, le poids de la boule était appréciablement diminué, car Votre montagne est très haute.

« Ma tâche finie, une attraction déserte Votre enfer, et Vous n’êtes plus l’Éternel des armées ; mais Vous savez qu’il n’a été créé que par un contre-sens sur Sabaoth ; et ça vaudra tout autant », dit en s’en allant Monsieur Sisyphe.

 

Et la montagne existe encore : on la montre aux touristes, qui s’appelle le Peter-Botte, dans l’Ile-de-France, et il y en a une réduction au bout du Pont-des-Arts, avec des lions de pierre autour. L’Éternel, si Monsieur Sisyphe n’avait « placé » enfin sa boule, aurait créé le mouvement perpétuel, c’est une chose très considérable ; depuis il cherche d’autres inventions pour fabriquer une machine avec l’homme, qui dure longtemps, ou un siècle au moins ; il fait beaucoup d’essais et n’a rien trouvé encore de présentable. C’est pourquoi il recommence tout le temps — seul vrai Sisyphe.

Comme la pudeur ferme sur son front les paupières plus larges de ses mains, Sengle ramena sur le miroir les ailes de bois du triptyque.

 

III

L’émail Des Poupées

Deux ans et demi après, Sengle entra avec Nosocome dans l’hôpital des petits enfants. Il vêtit, comme son camarade, une longue veste d’interne en toile blanche, semblable à un bourgeron militaire ; et ils passèrent d’abord dans la salle de Nosocome, agacés par des infirmières à des détours d’escaliers. Dans tous les lits, des petites filles regardaient devant elles, comme est le principal exercice des malades ; et dans un lit central, une grande poupée, plutôt plus grande que les petites filles, était la seule qui suivît d’un regard intelligent les visiteurs, du moins comme un portrait.

Dans une salle de petits garçons, Sengle prit un bistouri et Nosocome demanda à l’infirmière s’il y avait un malade qui desquamât bien. Elle fit basculer le côté droit du lit d’un petit de quatre ans, abaissa les couvertures et releva la chemise. Comme Sengle lui posait le bistouri sur le ventre :

« Vous allez me faire mal, Monsieur », dit le petit, suivant des images ailleurs, au-dedans de sa tête transparente.

Nosocome dit quelques bonnes banales paroles, et Sengle, avec des gestes de barbier, commença de raser les petites écailles paille, du côté droit du ventre, vers l’aine, et les recueillait dans une enveloppe de lettre.

L’infirmière ouvrit l’autre balustrade de fer du lit machiné, et on recueillit aussi les écailles sénestres.

« Ce n’est pas la peine, vous savez, Madame, dit Nosocome, de dire au Chef que Monsieur le docteur étranger a recueilli des squames ; c’est pour des recherches qu’il ne faut pas ébruiter sur le bacille de la scarlatine. »

Sengle de ses ongles poudrés de squames pinça la gorge de l’infirmière en un geste apparent de viol ; elle rit et ne sut pas. Puis, s’étant lavé les mains, ils partirent.

 

IV

Les Propos Des Assassins

Pyast et Herreb s’assirent à la turque autour du cabinet de Nosocome ; Sengle se coucha dans un coin, derrière la table. Sur le socle de Marsyas troussant son marbre au-dessus des sexes mutuellement violés de ses organes intérieurs, comme les successifs cornets d’un cheveu, la cassolette noire, puis rouge fuma selon l’encens, le benjoin, le styrax, puis la myrrhe ; et les parfums construisirent un cylindre de tout le centre de la pièce, leurs ondes mourant à l’entrée de l’asile angulaire de Sengle.

Il y avait une fille avec un chien sur un divan.

« Voici Akem », dit Nosocome, communiant le poète polonais Pyast, le philosophe allemand Herreb et Sengle des pilules de haschisch.

On attendit une heure, jusqu’à ce que Nosocome bondit, cria qu’il ne voulait chez lui ni putains, ni chiens, ni surtout chiens de putains, empoigna la bête et la fille jusqu’à la porte ; et les propos commencèrent.

NOSOCOME

« En mil huit cent… mil huit cent mille… vers… vil milliards de verres…

PYAST

Mille vibriards de verres de montre.

NOSOCOME

Un éléphant dans une montre ! que tu es bête… quatre éléphants dans un verre de montre.

PYAST

« Un sot trouve toujours un puceau… »

NOSOCOME

La puce demeure au coin du boulevard Saint- Michel.

PYAST

C’est le boulevard Haussmann qui veut l’emporter, comme échantillon.

 

NOSOCOME

Il prend ça pour des verres de bouteille. Il y a un vers libre par échantillon.

PYAST

Il n’a pas besoin de bouteille, puisqu’il se purge avec des verres libres.

NOSOCOME

C’est idiot, ça ne s’est jamais vu.

PYAST

Cet idiot de Jeannot.

NOSOCOME

Ce n’est pas de la flanelle, l’eau de Hunyadi-Janos.

PYAST

La flanelle, c’est comme les cors aux pieds, ça ne se porte plus.

NOSOCOME

A partir de demain, tu portes de la flanelle.

PYAST

A partir de demain ? Nous ne sortirons jamais d’aujourd’hui.

 

NOSOCOME

Tiens-tu le rapport de cause à effet ? Tu mets ta tête dans tes mains.

PYAST

Expliquons-nous dans le Paris des mots.

NOSOCOME

La base est la flamme. Et tu es au milieu de l’ombre ou de la lumière.

PYAST

Je suis au milieu de quoi ? Dans deux ou trois cents ans peut-être.

NOSOCOME

Ton pareil est naturel.

PYAST

Il faut que je le retrouve.

HERREB

Si nous le faisions afficher ?

NOSOCOME

Tu parlais de flamme, je crois ? Tu étais dans l’eau.

 

HERREB

Tu pénètres deux choses à la fois ?

PYAST

Au milieu, avec deux cerceaux de papier… je crois… Au milieu, avec…

NOSOCOME

Suc-ces-si-ve-ment.

HERREB

Il l’a retrouvé.

PYAST

Je l’ai laissé tomber. Il était assis dans le sens des champs, il tournait donc le dos à la route.

NOSOCOME

Mais si tu étais au milieu, tu ne pouvais pas le prévoir.

PYAST

Il y a des schémas qui ne peuvent pas être sinueux.

 

NOSOCOME

Voilà quinze ans que tu m’expliques quelque chose.

PYAST

Voilà quinze ans ?…

NOSOCOME

Tu veux me prouver quelque chose ?

PYAST

Calchas néant.

NOSOCOME

Ah ça, dans tes contrebanderies, si tu pouvais tailler tes mots ?

PYAST

La morale de la Pologne…

HERREB

La marelle de la Pologne…

 

NOSOCOME

Pour peu que tu aies crié vive la Pologne…

PYAST

Tu es un pied russe, un pied et demi.

NOSOCOME

Retire cela.

PYAST

Je le retire à demi et il te restera trois quarts de pied. Ha ha ! je lui ai enlevé trois quarts de pied. Tu es un pied, et un cor au pied, donc tu es un madrépore, madrécoraux, madré cor au pied ! Conclus, tu ne comprends pas, tu es un cor au pied.

HERREB

Il a cinq cadavres au bout de chaque pied !

PYAST

Tu es un délateur cérébral. Tu as l’obélisque dans un petit doigt et un cor au pied. L’ébonite dans un petit doigt…

 

HERREB

Quoi ?

PYAST

L’a-qua bénite. Ce n’est pas un poisson le Saint-Esprit, alors il nage dans l’eau bénite. Le Saint-Esprit est un cyprin doré. L’élégance est un progrès. D’arrière en avant.

HERREB

L’élégance est pédéraste ?

NOSOCOME

C’est sens devant derrière.

PYAST

Qu’est-ce que c’est que son suffrage universel ? Le suffrage universel est celui où on met un sou par jour pour avoir un journal du jour. Il y a le Temps et le journal le Jour. Ça fait deux journaux du jour.

HERREB

Et combien de temps ?

 

NOSOCOME

Comment peut-il s’apercevoir d’une chose beaucoup plus grande ? Il se déplayait.

PYAST

Si tu avais une poutre dans ton œil…

NOSOCOME

On sait que ça dépend de la dimension de la poutre.

PYAST

Ça te paraît-il évident ? Tu ne crois pas à l’évidence d’une poutre dans l’œil ? On ne peut pas changer la lettre imprimée.

NOSOCOME

Il se déplayait. »

Les propos se répliquaient avec une vitesse exagérée, coupés de silences inévaluables, les haschischins n’ayant pas de notion du temps, sans doute à cause du nombre des images, et payant sans pose, riches d’années à milliards,

 

par trois cents ans les minutes et les secondes. Ils n’ont pas plus la notion de distance, l’accommodation ne se faisant plus qu’avec un tremblement de cinématographe, et il leur faut un périple pour débarquer leur main au bras de leur fauteuil. Il y eut un silence après la conclusion de Nosocome, laquelle était d’un mot forgé ou aboli, notoirement incompréhensible d’ailleurs. Les quatre étaient encore presque lucides, Sengle dans son coin plus à l’abri des parfums écoutait et notait, et on essaya d’artifices pour s’halluciner davantage.

La flamme d’alcool, sous la cassolette, fut éteinte, le feu couvert, et Nosocome dans l’obscurité commença sur place, le plancher branlant, une course rythmique.

On entendit exactement le bruit d’un train, heurt de pistons, souffle de sifflets (imitation connue dans tous les music-halls) et ces mots s’échangèrent :

« Augustine ! Augustine !… Où vas-tu ? où vas- tu ?

— A Paris, à Paris. » Un disque rouge parut, le cigare de Nosocome.

« L’odeur de la fumée ne vous gêne pas, Madame ?

 

— Horreur ! les deux trains vont se rencontrer !

— Paris, tout le monde discend », dit le minstrel nègre saluant en ôtant son cigare. Sengle ne se souvient plus, malgré la suggestion, du premier wagon militaire, vers Halluin et Menin. Son train monte vers des pays lunaires.

Autre volontaire hallucination : dans la pièce à côté : « Écoutez la messe des morts.

NOSOCOME

Les pieds devant. Entrez.

PYAST

Ses pieds sont arrivés avant lui.

NOSOCOME

Il a de la chair qui ne sent pas frais. »

On rallume, mais le pays du haschisch est dans la chambre maintenant, rapporté par le train lunaire. L’air est de glycérine pure, et comme on cerne les continents sur les cartes géographiques, Sengle et les trois ont tout le corps nimbé d’un fluide, épais de douze centimètres, d’abord loïe-fuller, puis violet obscur. Sengle s’en aperçoit à ce que l’approche des gestes heurte douloureusement sa sensibilité qui s’extériorise.

Herreb, qui s’avançait seul par la porte pour figurer le convoi des morts, a la face toute brouillée par l’épaisseur de la couche obscure. Il s’appuie sur un bâton, puis le lève horizontal, les mains aux deux bouts.

HERREB

« Pendez-vous.

NOSOCOME

Le commandant de gendarmerie.

PYAST

Dans la fosse. Fausse situation.

NOSOCOME

Vous faites de la barre fixe ?

PYAST

Il rectifie le cor aux pieds. Le cor aux pieds est un clou qui marche.

 

NOSOCOME

Il fait de la paralysie générale.

PYAST

La fée de la paralysie générale ? »

Herreb, brandissant sa poutre, qui est immense, vêtu de son halo sidéral, marche vers Sengle. Sengle à la douleur du contact contre son halo propre, lève les deux bras, les ramène vers sa tête et projette ses doigts écartés dans la direction des yeux de Herreb.

HERREB

« Oh ! les clous ! les clous verts ! ils me pénètrent…

PYAST

Vous avez un clou dans la plante du pied. C’est aussi la planche du salut. Avec ton bâton tu es l’homme des bois. Si tu es l’homme des bois tu es l’homme des planches, un homme brouhaha des bois, adaboua.

NOSOCOME

Un kiosque où il aboiboie.

 

PYAST, gesticulant.

L’homme à l’arbre, venez faire des arbres avec moi, dans la salle d’arbres.

NOSOCOME

Quatre hommes des bois et un caporal des bois.

PYAST

Ha ha ! un caporal des bois ! C’est tout au plus un gnome des jardins.

NOSOCOME

ArcaNA ambo

HERREB

Oh là, Monsieur », dit-il en heurtant son atmosphère violette, comme un monde dévoyé.

Sengle n’écoutait plus les propos affolés, son regard se fixait comme celui de l’homme à l’arbre, lequel, tenant son bâton par le milieu, le laissait lentement tourner, presque vertical, génératrice de deux cônes superposés opposés par le sommet, du fluide hors-naturel des halos des corps. Un Xipéhuz naissait debout et lumineux, et l’homme des bois parla génialement dans l’air visqueux, avec trois cents ans entre chacune de ses paroles, et Sengle écoutait dans l’éternité.

L HOMME DES BOIS

« J’ai vu un brouillard d’enfer… Oh ! je suffoque, oh ! que c’est joli… oh ! comme ça se tient ! O 1e centre. Et là, c’est une molécule. Le centre, c’est merveilleux. Le centre, oh ! il est beau. Oh là ! le centre. O le centre de Dieu. Et sa périphérie. Une périphérie n’a qu’un centre. Il y a des jardins. O la fatigue du mouvement. Je sens une périphéresthésie… Oh là. »

Neuf cents ans, puis il marcha vers les autres, et, dieu condescendant, simple dit :

« Je suis l’homme des bois. »

Neuf cents ans.

« Oh ! voilà que ça tombe. »

Neuf cents ans de la chute lente du bâton dans l’éther consistant.

 

« J’ai de la glace autour de ma canne. Oh ! elle tourne. Tu tournes autour de mes idées. Mais mes idées ne sont pas rondes. Pentagonales. Le pentagone est fait de droites. Une idée, ça n’est pas un chemin, elle n’est pas sinueuse. Ça c’est un raccord, un ressemelage… »

Sengle méditait qu’il avait dit PÉRIPHÉRIE et non surface, que le Xipéhuz était donc vivant. Le fluide de l’homme heurta Sengle et très douloureusement l’homme geignit encore :

« Oh là, Monsieur. »

Et il redisparut pour quelques années dans la buée opaque. Nosocome et Pyast disputaient.

PYAST

« Un escargot y voit avec ses pattes. Dans le jour, il était déguisé en limace, il était colimaçon. C’est le milieu, je tiens toujours le milieu.

NOSOCOME

L’homme des bois nous coupe.

PYAST

Mais il ne me traverse pas droit, c’est une subtilité.

 

NOSOCOME

Il y a trois jours que nous sommes là.

L ‘ HOMME DES BOIS

O mon bâton.

PYAST

Ton bâtombe. »

Il s’approcha encore, et Sengle dut comme précédemment se protéger par des passes magnétiques.

L’HOMME DES BOIS

« Oh ! je suis perdu, ces clous… Les clous, la glace. Enfin, voyons, les clous verts. »

Il marcha encore à Sengle, et dit avec un mépris souverain :

« Vous m’observez, Monsieur ?… Oh ! il m’a foutu un coup de pied avec son ombre. »

Sengle lucide voulut lui faire respirer de l’éther.

L’HOMME DES BOIS

« Les vapeurs sont changées. »

 

Trois cents ans, et de la voix d’un dernier soupir :

« Ah ! tu m’as démoli l’odeur. »

 

Toute la nuit, néanmoins, il alla et vint par deux portes. Sengle posa un parapluie ouvert par terre et lui dit que c’était une barrière verte ; et se croyant enfermé pour des myriades d’années il chemina de plus en plus vieux, ratatiné sur son bâton. On verrouilla les portes, et il frappait :

« Monsieur, ouvrez, il est mort. Misérable, qu’as-tu fait de cet intestin ?

PYAST

Ses intestins grêlent, qu’ils brûlent.

HERREB

Vous avez dévidé les intestins du mort du convoi et les avez mis sur une bobine. Pourquoi dévides-tu des bobines ? Il dévide des bobines en Bobino.

 

NOSOCOME

Il a des instintestincts grêles.

PYAST

J’ai connu un mobile qui s’appelait Pompoteau. Pompoteau, mobile ; auto, mobile.

HERREB, frappant à la porte.

Présent, c’est un superficiel.

PYAST

Il ne pouvait pas dire son nom ?

NOSOCOME

On ne doit pas manifester dans la rue.

HERREB

Ouvrez, Monsieur, voici le mort.

PYAST

Pourquoi frappes-tu trois coups ? Quatre et deux font six, et la moitié de six est trois.

 

NOSOCOME

Métaphore.

PYAST

Félix ! Félix !

NOSOCOME

Quoi ?

PYAST

Mon cher ami, il y a trois quoi, il y a trois quoi, il y a trois… ? C’est le parler français d’un canard qui… Canal, ce qui passe devant toi. Tu te déversais.

NOSOCOME

Je ne me déversais pas.

PYAST

C’est un parallèle avec le canal. Tu es parallèle au canal. C’est un misérable, il pénètre ta bêtise.

 

NOSOCOME

Il traverse ma bêtise sur la bicyclette de ta c..nerie.

PYAST

ERgo nominor leo.

NOSOCOME

Va donc, Jules Simon. La condition pour que deux parallèles soient parallèles, c’est qu’elles soient de sens contraire.

PYAST

Mais parle pour la résultante.

NOSOCOME

Il est ta parallélirésultante.

PYAST

Rasoir ! il n’en sortira pas. Vous voulez une salade de lorgnons ?

L’HOMME, derrière la porte.

O des clous, ce n’est pas du verre, arrachez les clous, ô les petits clous, clou-clowns, Footit…

 

NOSOCOME

Un enfer doit être une sorte de repos, parce qu’on ne saurait qu’y faire.

PYAST

Tu le vois chic. Caricature !

NOSOCOME

L’enfer n’est pas em…dant.

PYAST

Parce que c’est la seule chose possible.

NOSOCOME

Il voulait donc savoir ce quelque chose, l’homme des bois ?

PYAST

Et pourquoi est-il entré pour vouloir le savoir.

NOSOCOME

Il veut savoir quelque chose ? L’enfer est de l’espace à dix dimensions.

 

PYAST

Passe tes dimensions, il y en a au moins neuf honorables.

NOSOCOME

Il y a les trois, plus le creux…

PYAST

Le pneu…

NOSOCOME

Le temps…

PYAST

Et réciproquement. Le présent a les dimensions de l’espace.

NOSOCOME

La logique, c’est le marteau du raisonnement.

PYAST

La logique qui tue. Tiens, avaleur de mots : Rhizomorhododendron.

 

NOSOCOME

Je m’expose enrhizé sur les places publiques.

PYAST

Il… rien.

L’HOMME DES BOIS, entrant.

Le café passe parce qu’il a des subtilités. »

D’autres haschischins qui n’avaient point parlé sont étendus par terre, dans la vomissure ; les parfums empilés sans ordre sur la cassolette deviennent infects.

« Vous faites des oeufs sur le plat ? » demande Pyast à Nosocome.

Sengle le plus lucide parce que l’état de haschich est le plus semblable à son état normal, puisque c’est un état supérieur, par une réciproque simple est devenu presque un homme normal, et a pris des notes. Il veut ouvrir la fenêtre pour évaporer dans l’air la bulle irisée dont l’étouffe Akem. Les autres, parmi leur marche des Juifs-Errants et leurs cris d’énergumènes, clament :

 

« Empêchez-le de se jeter. »

L’homme des bois, sa crise décroissant, redevient l’Allemand philosophe Herreb. Il déploie d’un coin qu’il ornait un drapeau français, plissé derrière sa tête, et crie :

« Vive Félix Faure ! Vive la République ! »

Nosocome reprend le drapeau, en roule deux tiers, se ceint du troisième et s’écrie :

« Voici les Anglais !

— Si on brûlait le drapeau ? dit Sengle.

— Le drapeau est éternel parce que c’est la patrie, dit Pyast.

— Ça évite la peine de le brûler », pensa Sengle.

On découvre et allume une lanterne en papier rayé tricolore.

« La lanterne, dit Pyast, est un trou lumineux avec un drapeau autour. » On l’accroche au bout de la hampe du drapeau, second bâton de l’homme des bois, et Herreb reprend sa marche précipitée. Sengle recouché dans son coin fixe, comme Herreb fixait le Centre, une lune, la projection sur le plafond blanc de la clarté délimitée par la couronne circulaire de la lanterne, plus grande et blanche que la vraie lune, avec au milieu un être noir, l’ornement de cuivre du bout de la hampe, qui est l’homme avec son fagot ou un monument lunaire avec deux corniches, chargées d’êtres innombrables et dévorateurs.

La lune dispensatrice de mort est dans la chambre, évoquée par Akem, et Sengle la gardera, repliée comme un claque, dans un étui rond. Akem est devenu très vieux et rabougri jusque sous terre, la fenêtre est ouverte sur le trottoir désert du matin, Nosocome est assis immobile sur un angle de lit, Sengle endormi sur le plancher ; et sous les yeux des premiers passants (le cabinet de Nosocome est au rez-de-chaussée) Herreb, qui s’est écroulé avec sa lanterne qui a pris feu, le cuivre de la hampe en pointe de casque, ronfle joyeusement, son corps germain drapé dans l’étamine républicaine de France.

 

V

Lettre De Sengle A Valens

« Mon frère chéri, voici les érailles du dragon liberté qu’il te faut revêtir. Il suffit qu’elles se greffent en un endroit, et tu n’as pas besoin de prendre garde aux feuilles de tilleul. Voici, je crois, le meilleur moyen de faire cette greffe sûre et invisible.

« Nous nous sommes lavé les mains, dans des excursions cycliques, du cambouis des machines avec du savon noir et des bouchons de copeaux étroits. Il faut te frictionner avec un de ces bouchons de copeaux les bras à l’endroit où l’on vaccine, ou mieux, car c’est le tissu le plus semblable aux cellules de ces écailles, le ventre des deux côtés à l’endroit où nous sommes encore imberbes. Il n’y aura pas d’écorchure et cependant le sang viendra et remportera la scarlatine vers ton cœur. Ça vaut mieux que d’avoir pardessus les habits militaires ou dedans les douze balles que tu risques. Mon affection te souhaite que tu sois bien malade.

SENGLE »

 

VI

J’ai Aussi D’autres Brebis

(Suite de la lettre de Sengle)

« P.-S. — Suivra une autre enveloppe qui contiendra de minuscules champignons jaunes et quelques autres fragments agréables. Tu peux t’amuser à en frotter le pourtour intérieur des képis de ton caporal et de tes voisins d’escouade ; ils seront vite peladeux et teigneux. Tu peux aussi sans danger garder quelques favus aux ongles, à condition de les essuyer amicalement à la brosse construite pour cet usage des têtes des soldats militaires. Il y aura encore, dans un appareil de transport spécial, une seringue Pravaz, chargée de cultures diphtériques, que je ne te recommande que si ton gant de crin scarlatin n’a pas donné un assez efficace massage ; cette dernière opération serait, après quelques mois de liberté réformée, mortelle, et tu feras mieux d’inculquer ce minime clystère à l’eau de la cruche de la chambre. Nosocome est curieux de savoir si l’eau saurait avantageusement transmettre… Pour la seconde fois, affectueusement à ta bonne santé.

  1. »

Nosocome expliqua à Sengle :

« Le seul moyen de transport postal de nos bacilles et cultures est la chaufferette japonaise.

« Car la culture ne se conserve vivante qu’à une température qu’il faut calculer d’abord.

« La chaufferette japonaise, qu’on trouve dans tous les bazars japonais, est une boîte en fer blanc grande comme la main, percée de cinq trous ou tubes. On la vend avec cinq cartouches de papier pelure spécial, roulé serré, qui brûlent sans fumée huit heures.

« On ne voit rien et il y a une température très égale de quarante-cinq degrés dans la boîte.

« On attache les tubes de culture dans la chaufferette afin qu’ils ne trépident pas, et l’on abaisse la température autant que l’on veut au- dessous de ces quarante-cinq degrés, en agrandissant les cinq trous.

 

« Il convient de fixer, comme les cultures dans la chaufferette, celle-ci dans une boîte en bois, invisiblement forée, réservoir d’air et isolateur contre le froid rapide, si notre client est incorporé à plus de huit heures de Paris. »

 

VII

Cartes Opaques

Pour avoir voulu généraliser ces alchimies, au mois de mars était mort leur factotum Dricarpe.

Les Champs-Élysées, du brouillard, quelques cyclistes. Des camelots offrent aux chapeaux des enluminures triangulaires. Avec ses espadrilles, Dricarpe marche, les yeux fermés et blonds sous le soleil dépoli, comme un patineur par un étang gris, ou les marlous nocturnes. Les cartons qu’il vend brochent de petits livrets, qu’il offre, d’un regard d’anoblepas et d’un geste de cartes transparentes. Il bonimente derrière un urinoir :

« Demandez la réforme, Monsieur, le moyen de l’obtenir. Je la vends deux sous. Une petite brochure, compilée par le Dr Nosocome, d’après les conférences de Monsieur Scheffel, professeur au Gnadenthal. Tous les trucs y sont indiqués, depuis la feinte belistresse d’une chute du rectum par un bout d’intestin d’animal, laquelle est citée par Ambroise Paré… Voulez-vous (il secoua un trousseau de minuscules ferblanteries bizarres) la guimbarde ? Avec cette musique derrière les dents, où elle est invisible, car elle s’agrafe à une seule des mâchoires et on ne la découvre pas, même la bouche ouverte, à chaque inspiration l’auscultant entend, où qu’il pose l’oreille, des râles sous-crépitants, tuberculose au troisième degré. Voulez-vous…

« Mais plutôt, voici les formules (et il les sortit de sa braguette sordide, où elles étaient dissimulées dans les six trous du barillet d’un revolver d’or à la crosse grêlée de diamants), dans ces minuscules volumes couleur du temps, de découvertes surhumaines que nous vous garantissons qu’aucun des ânes nés dans les Facultés, sous la boue d’une science tâtonnante, n’entreverra avant cinq cents ans. La première recroqueville pour un jour le corps d’un tiers de sa hauteur ; la seconde, au moyen d’une simple injection qu’elle indique, paralyse pour le temps qu’on veut jusqu’à la rigidité cadavérique et un commencement de putréfaction.

 

La troisième, pressentie par Swédiaur, a déjà servi une fois… Mille francs chaque recette de liberté. La formule est garantie à un seul exemplaire, et après soixante-dix secondes, le temps de la lire, les lettres phosphoriques, au contact de l’air, et le papier, déflagrent et fusent spontanément… »

Un agent, ayant vu Dricarpe entraîner dans l’urinoir un jeune homme, accourait.

« La sixième… »

La cervelle de Dricarpe éclaboussa lubriquement les deux parois internes de l’angle dièdre d’ardoise tapissé d’inscriptions obscènes. Le jeune homme, qui était un poète, prit à la main le revolver d’or. Il fut acquitté plus tard de sa légitime défense.

 

VIII

Sur La Route De Dulcinée

La lampe brûla sur la table rouge et respira son cri de grillon. Les murs étaient tendus de vert jaune, et ce fut aussi bien le chant des élytres des insectes de la mousse, que le déchirement intime du tronc du soufre au cœur cristallin.

Du noir cuivré posa ses mouches sur le masque blanc regardant par le mur, et sous le moulage Valens se mit à apparaître et vivre. Il souleva un peu vers les coins extérieurs ses sourcils, garda les yeux baissés et pleura un peu d’âme, comme l’ombre d’une fumée, de ses cils par ses lèvres et son menton nus, vers Sengle. Et sa bouche pensa.

La bouche seule, comme une feuille d’arbre, est différente selon tous les visages, et c’en est la partie qu’on puisse dessiner sans savoir dessiner, car on signifiera toujours par des traits courbés au hasard des lèvres et des mouvements de lèvres qui existent. Et même quand les voix sont pareilles, deux qui causent ont des bouches différentes. Parce qu’il y a des instants où ils ne causent pas et où les bouches restent elles-mêmes. C’étaient des lèvres militairement domestiquées pour la convention du langage qu’épiaient les petites sourdes-muettes d’Auray, avant de leur répondre par la géométrie d’une uniforme gymnastique.

Valens se taisait et c’était bien la voix du Silence de Valens libre.

Et l’on prouve physiquement que des lèvres moulées en plâtre sont plus éloquentes que les lèvres rouges : celles-ci boivent la lumière et sont réellement noires ; la bouche du masque renvoyait vers Sengle le baiser de tous les soleils aspirés ensemble et de toutes les lampes épuisées sur la table des lectures.

Et Sengle crut qu’à cette heure-là (sans se demander si l’inoculation morbide rêvée était possible et si les boîtes de fer où brûlait le papier japonais suffisaient à conserver la vie aux petites imitations de la perdre) son frère s’éveillait à la liberté et s’évadait, comme lui même deux ans et demi auparavant, sur les montures de fumée grise.

Et pour revivre ce passé il se haussa vers le masque ; et la tête ne fut plus la visite d’un corps qui n’entre pas par une chatière du mur, mais Sengle eut sur leur table et sous leur lampe la cervelle et l’âme de son frère.

La figure blanche était tout à fait celle d’une chambre d’hôpital, bossuée de lits candides, les narines semblaient le soulèvement de genoux joints, et le front était tiré sur l’âme comme une couverture blanche.

Valens renvoyait toujours vers les yeux de Sengle le baiser de la lampe ; le crissement d’élytres vivait toujours, et ce fut la réviviscence de la dernière promenade des deux frères, les atomes bruissants, comme les petits grillons jaunes qui habitent les galeries polyédriques du soufre ; et cela était encore tout à fait pareil à la musique céleste des sphères.

La tête était toute seule et toute nue, et c’était l’intelligence de Valens que Sengle recouvrait et soulevait entre ses mains, hors du rouge et bleu de la chrysalide disciplinaire.

La tête était même trop seule et trop nue ; l’âme de Valens (Sengle ne reconnaissait toujours la vie ou l’âme qu’à des mouvements analogues aux battements d’un cœur) fuyait simplement, sortant des lèvres, comme un vase coule. Quand Valens était présent tout entier dans la chambre, son âme était un grand papillon brun-bleu, les ailes plus élevées vers les coins extérieurs, qui palpitait du vol couplé de ses sourcils et de ses cils, découvrant et recouvrant la miraculeuse ocellure de ses yeux qui étaient deux mares noires.

Sengle était amoureux des mares et des bêtes qui volent sur les mares ; on ne sait jamais, pensait-il sur la route de Sainte-Anne, si l’on retrouvera des mares ou les mêmes mares.

Une boucle était restée sertie dans le plâtre d’un côté du front ; sous la caresse de Sengle, le papillon merveilleux déroula vers lui sa spiritrompe qui était une plume sombre frisée, comme les vieux arbres de la première désertion rêvée ; et, vivant, il la recroquevilla comme on plie l’index pour faire signe qu’on vienne.

 

L’ethnographie chinoise d’un peuple étranger à la Chine… il ne faut pas qu’un certain vent souffle…

Les élytres de la lampe stridulaient plus vite, et le bruit devint plus continu, comme un dernier trille.

Sengle se pencha vers son frère, désormais deviné, à travers la distance, libre, pour lui rendre toute l’affection du bon baiser de lumière sonore.

La bouche de plâtre devint de chair et rouge pour boire la libation de l’âme de Sengle. La lampe était devenue rouge, puis noire, le fer s’éteignait dans l’œil et l’air balançait une vapeur de larmes.

Et après le rouge momentané, les lèvres furent vertes et adhérèrent toutes froides aux lèvres faites noires deSengle. C’étaient trop de complémentaires.

La table bascula et Sengle fut par terre à la suite du tas de neige effrité, souvenir cette fois de la caféinebruissante sur la langue, dans le lit de l’hôpital mixte. Il enfouit sa face parmi les petites écailles, dont plusieurs collèrent.

« Pourquoi la bouche est-elle devenue rouge pour boire mon âme, qui s’est enfuie par l’occiput à l’entrée de ma face dans la chair du masque ? »

Et Sengle tâtonnait dans la nuit vers son Soi disparu comme le cœur d’une bombe, la bouche sur son meurtre.

 

IX

Selon Monsieur Prud’homme

Nous avons demandé à Monsieur Prud’homme la fin de l’histoire de Sengle, ses Mémoires lucides s’arrêtant là.

Réponse : « La vieillesse est le leitmotiv de l’enfance, les contraires sont identiques, etc. »

Monsieur Ribot a déjà physiologiquement expliqué la même chose, et nous savons que Sengle vivait (et mourrait, en vertu des belles phrases ci-dessus) de souvenir :

Le clocher est semblable à un peuplier.

A la cime perche la Sainte dorée…

Sainte Anne préside à un monument et à une feuille blanche.

 

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

Liberté – Égalité – Fraternité

——

ADMINISTRATION GÉNÉRALE DE L’ASSISTANCE PUBLIQUE A PARIS

 

Nom

De

l’Établissement

——

Hospice          Service de M de Sainte-Anne

——

L nommé                                                         âgé de                          ans

profession                                tempérament                           constitution

Entré le                                                18        Salle                Lit n°

Date

HISTOIRE DE LA MALADIE

« Le nommé Sengle est né de parents sains, mais a contracté à la suite d’excès génésiques, des troubles cardiaques qui l’ont dû faire réformer du service militaire, à son grand regret, car c’était un excellent soldat (pas une punition). Il n’a jamais donné de signes de troubles cérébraux. La manie furieuse dont il est aujourd’hui atteint doit être attribuée à la chute d’un plâtre fort lourd, qui s’est détaché du mur, comme il travaillait à sa table, et a déterminé un choc violent contre son crâne, ainsi que l’a prouvé notre enquête… »

Sengle avait lu dans un livre chinois l’ethnographie d’un peuple… Dévolerait outre-mer.


Table

 

LIVRE I

EN WAGON

  1. — Premier Jour
  2. — Première Nuit

III. — Autre Jour

  1. — Éteignoir
  2. — Itinéraire
  3. — Présentations

VII. — Suite des Présentations

VIII. — Selon une Trajectoire

  1. — De l’Abrutissement militaire
  2. — Au Temps

LIVRE II

LE LIVRE DE MON FRÈRE

  1. — Adelphisme et Nostalgie

II — Choir

III. — La Jatte des Culs

  1. — Le Trou de Balle
  2. — Sous la Bave
  3. — Consul Romanus

VII. — Le Chant du Coq

LIVRE III

LE RÊVE CYANIQUE

  1. — O juste, subtil
  2. — Pythagore

III. — Azur déboucle Azor

  1. — Les Héméralopes
  2. — …Sur mon petit Cheval gris

LIVRE IV

LE LIVRE DE DRICARPE

  1. — Jeux d’Écolier
  2. — Pataphysique

III. — Quelques Truismes

  1. — Le Tain des Mares
  2. — Pendant les Lampes
  3. — Dricarpe.

VII. — Chevaux de bois

VIII. — Mendiants et Prisons

  1. — Reportage
  2. — Heure Militaire
  3. — Jusqu’à une Date

XII. — Il n’y a qu’un Juste à Sodome.

XIII. — Dernières Gueules

LIVRE V

SISYPHE FAVORI

  1. — Un peu de Sacrilège
  2. — Mythologies

III. — L’Émail des Poupées

  1. — Les Propos des Assassins
  2. — Lettre de Sengle à Valens
  3. — J’ai aussi d’autres Brebis

VII. — Cartes opaques

VIII. — Sur la route de Dulcinée

  1. — Selon Monsieur Prud’homme